Couverture de la 2e édition, la première traduite en français (et sans doute la dernière). C’est euh… ben c’est une couv’, ça protège le bouquin.

Etant donné qu’on arrive à la moitié, il est temps de parler du meilleur jeu de rôle du monde : Unkown Armies.

1998 est une année faste. La France gagne au foot, mais ça, je m’en bats les steaks avec un gaufrier (copyright mon petit pote Michel Detienne, qui roxxe). C’est l’année du nouveau Windows, celui qui va réellement imposer Crosoft comme le grand maître du monde de l’informatique, et ça, je m’en fous un peu moins, vu que je vais résolument orienter ma carrière vers ce qu’on appelle la “bureautique” un moment. Surtout, ce sont les balbutiements d’internet, et ça, ça va révolutionner ma vie (pour le reste du monde, je sais pas, le jury délibère encore comme disent les rosbifophones pour rigolay).

Jusqu’ici, je suis un geek paumé dans le trou du cul du monde. Pour contacter d’autres geeks, il faut faire du chemin, fréquenter des assoc ou des manifestations, extrêmement rares dans les deux cas. Certes, le visage de la pop culture évolue, mais en 98, l’informaticien de base, c’est encore un type boutonneux avec de grosses lunettes, et qui vit dans une sorte de cave où il se nourrit de pizzas, aux yeux du “monde”.

Pour vous situer un peu : dans la Nièvre, à l’époque, on ne livre pas de pizza. Bim. Dans ta face, le monde avec tes préjugés !

Bon, les boutons, par contre, c’est vrai, mais mes lunettes ne sont pas si grosses.

L’arrivée d’internet est une authentique révolution. Les premières mailing-lists de jeu de rôle manifestent un dynamisme formidable, et les premiers sites internet, avec leur tronche affreuse, ressemblent à l’El Dorado geekistique.

Info pour les non-geeks qui liraient cet article par hasard : c’est à partir de ce jour-là qu’on a commencé à s’emparer du monde. On sait pas trop comment ça va finir, mais en tout cas, sur le coup, c’était plutôt sympa.

Des sites de critique de JDR se développent, et un certain Michaël Croitoriu, vampire des Carpathes et éminence grise rôlistique,  me propose de rédiger des petits machins sur le sien. Il m’a déjà permis de bosser chez Asmodée (mes premières trads !), et c’est également grâce à lui que j’ai écrit dans le magazine Backstab, le meilleur de son époque (tut tut tut, c’est la vérité et pis c’est tout), mais aussi dans un magazine de culture geek pour gosses intitulé Maniak. C’est à Mike que je dois d’avoir visionné des séries entières de Power Rangers pour les chroniquer (mais il le paiera un jour et je suis sûr que c’est à cause de ça qu’il finira en enfer), mais aussi d’avoir pu critiquer de bien belles choses, dans des articles d’une pertinence variable (j’ai notamment écrit qu’Agone était un roman bien pénible – une opinion que j’assume encore – mais je l’ai critiqué dans une prose à peu près aussi digeste qu’une tartiflette à l’huile de moteur – et de ça, je suis pas fier). Je critique donc pour le site de Mike et pour Backstab. A noter (mais Mike fera semblant d’avoir oublié si vous lui posez la question) que j’ai même chroniqué le livre du “making of” de l’ignoble bouse qu’est “Dungeons & Dragons, le film”. J’hésite encore à le noter sur mon CV…

C’est le paradis pour un geek. Je reçois des bouquins de JDR gratos et on me laisse me la péter en les critiquant. En réalité, j’aime presque tout ce que je lis, il y a toujours du bon à tirer de ce que je reçois. Je me rappelle l’unique JDR que je n’ai pas aimé, un système générique à base de d6 dont l’histoire a oublié le nom : j’écris un mail très gêné au rédac’ chef en lui expliquant que je ne peux pas écrire au sujet du jeu, parce que je n’ai que du mal à en dire… Mais pour le reste, c’est avec un plaisir immense que je bosse. D’autant qu’il m’arrive de recevoir des choses vraiment extraordinaires.

L’exemplaire d’Unknown Armies que je reçois est un truc destiné à la presse : imprimé sur une laser couleur, relié avec des agrafes spéciales. Les pages foutent un peu le camp. La couv’ est vraiment bizarre (vous pouvez la zieuter sur le site du grog à l’article qui lui est consacré : http://www.legrog.org/jeux/unknown-armies/unknown-armies-en) et évoque plutôt l’univers des films noirs que ceux auxquels je suis habitué : la fantasy et les comics de superhéros…

Mais Mike m’a assuré qu’il s’agissait d’un jeu énorme, “un truc pile dans tes cordes”. Il ajoute : “Le scénario est dément.”

Et effectivement, le scénario est dément. “Bill in three persons” parle d’un type qu’un accident (réel et cosmique) a séparé en trois individus strictement identiques, que les PJ sont censés retrouver. On y parle de faux extraterrestres de la planète ECNALUBMA, de l’Underground occulte et de concepts complètement barrés.

Je dévore le bouquin, qui est ahurissant de bout en bout. Un univers de magie urbaine où les gens peuvent utiliser l’ébriété ou les numéros des billets de banque pour faire de la magie, des sectes bizarres aux objectifs dingues (une chaîne de fast-food qui veut répandre les bonnes vibrations…), une explication géniale de tous les phénomènes paranormaux, et d’innombrables autres choses, mais surtout, surtout, ce qui manque à la plupart des jeux contemporains fantastiques…

Un poutrin d’humour vraiment hilarant.

Tous les personnages d’UA vivent en permanence entre le fou-rire et le désespoir. L’absurdité et la beauté de la vie. Ces anti-héros, ces losers magnifiques, sont aux antipodes des personnages que j’affectionne d’ordinaire, mais ils me parlent énormément.

Unknown Armies va connaître une fausse 2e édition qui ne fait que reprendre l’essentiel de la première (si jamais vous vous débarrassez du livre de base de celle-ci, d’ailleurs, n’hésitez pas à faire un don à l’Association Sandy Julien Pour La Récupération des Vieilles Reliques) en l’étoffant considérablement. Malgré ses illustrations franchement foireuses – seules quelques-unes sortent du lot -, c’est une belle transformation de l’essai qu’était la première, et les éditions 7e Cercle vont d’ailleurs la traduire, ainsi que quelques (rares) suppléments, parmi lesquels le formidable “One Shots”, qui comprend les scénarios les plus foutraques jamais écrits. Ce sera d’ailleurs l’occasion d’une tempête de modeste amplitude dans le minuscule verre d’eau qu’est le monde du JDR français, puisque le superviseur de la traduction, l’excellent Julien Blondel, a choisi d’écrire tout le texte à la 2e personne du singulier plutôt que du pluriel. Malgré ce maître d’oeuvre qui a donc TOUT compris à Unknown Armies, le jeu ne connaîtra qu’un succès d’estime en France.

La gamme comptera quelques bons ouvrages, mais tous sont plus ou moins dispensables. Le livre de base de la 2e édition se suffit à lui-même, d’autant qu’il est bourré de minuscules pistes de scénario sous forme de rumeurs : ces petites accroches en deux ou trois phrases suffisent à vous faire pétiller les neurones.

Une 3e édition du jeu vient de sortir, et bien qu’elle soit géniale, j’ignore si je peux vraiment la conseiller. Certes, le système de jeu a été radicalement modifié, ne conservant que le meilleur de sa première incarnation (notamment la gestion des traumatismes émotionnels et mentaux, une splendeur) pour y ajouter des subtilités nouvelles et pertinentes. Certes, la présentation de l’univers est formidable et le premier livre, le livre de règles, est écrit à la perfection : clair, synthétique, efficace, dense. On est loin de la prose ampoulée ou faussement poétique qu’on peut lire chez certains éditeurs : l’objectif est purement ludique, les auteurs ne sont pas là pour vous abrutir pendant huit paragraphes avant d’arriver au vif du sujet.

Mais UA 3e édition présente le défaut caractéristique des gammes “reboot” : il capitalise sur un univers déjà développé dans la 2e édition, et s’y plonger sans être passé par là risque d’être frustrant pour un débutant. En outre, les écoles de magie ont changé, on n’en retrouve aucune de l’édition précédente (même s’il est très facile de les adapter, il n’y a quasiment aucun boulot à faire). L’univers a évolué, et il est présenté comme tel : non pas comme un monde à l’instant “T”, mais comme un univers à l’instant “T+1”, où T serait la 2e édition. N’ayant aucun recul, j’ignore totalement si cet univers est compréhensible pour quelqu’un qui n’a jamais mis le nez dedans.

En ce qui me concerne, ce n’est pas un problème : UA est le meilleur JDR au monde. Dans un des scénarios d’initiation de la nouvelle mouture, les joueurs interprètent des gens qui bossent dans un grand supermarché américain qui semble communiquer avec un autre monde. De temps à autre, y apparaissent des objets dotés de propriétés curieuses. Imaginez un paquet de chips d’une marque qui n’existe tout simplement pas dans notre univers…

Ce paquet de chips, c’est Unknown Armies.