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Parce que c’est amusant.

Pour justifier n’importe quel loisir, je crois que cette phrase devrait suffire. Mais passé la satisfaction immédiate, après le moment convivial entre amis, on peut se poser la question de façon plus approfondie, ou plutôt l’envisager sous un autre angle. Celui de l’attraction, peut-être : pourquoi suis-je attiré par les jeux de rôle ? Si l’on va plus loin, on peut même parler de besoin : pourquoi est-ce que j’éprouve le besoin de jouer aux jeux de rôle ?

Avant de poursuivre, j’aimerais insister sur la différence entre besoin et addiction. Comme tout loisir, le jeu de rôle entraîne un besoin élémentaire : celui de poursuivre une activité à laquelle on prend du plaisir. Lorsqu’on apprécie de jouer aux jeux de rôle, on aime se livrer à cette pratique aussi souvent que possible.

Il peut être dangereux de pratiquer le jeu de rôle, tout comme il peut être dangereux de pratiquer n’importe quel loisir à l’excès. Même devant un buffet à volonté, on sait qu’à un moment, il faut sortir de table. Par ailleurs, j’ajouterais qu’il est impossible de pratiquer le jeu de rôle à l’exclusion de toute autre activité, puisqu’il est nécessaire de nourrir ce hobby par les apports issus d’autres loisirs culturels, généralement associées à la sphère « geek » : lecture, visionnage de films, jeux vidéo pour les activités « passives » (et j’insiste sur les guillemets) ; mais aussi écriture, dessin, pratique de divers sports, de formes d’artisanat, musique, etc. (ce que j’appellerais des loisirs « productifs »).

Lorsqu’a surgi le débat artificiel visant à prouver le danger (ou l’inocuité) du jeu de rôle, les rôlistes ont brandi deux arguments évidents : le jeu de rôle permet d’apprendre l’anglais (puisque peu de jeux sont traduits en français, même aujourd’hui, par rapport à la production anglophone globale), et il permet de s’intéresser à l’histoire. Si les deux arguments restaient pertinents, la liste était cependant loin d’être exhaustive. Un rôliste, par définition, essaie de « modéliser le réel », ou de « modéliser une vision du réel » par des mécanismes techniques et narratifs. Et pour représenter la réalité, même la réalité fictive d’un récit de science-fiction, par exemple, il faut la comprendre, et donc l’étudier. Pour prendre un exemple « concret », si l’on veut jouer une partie où interviennent des chevaliers Jedi de Star Wars, il faut par exemple pouvoir mesurer le poids qu’ils sont capables de soulever grâce à la Force. Pour jouer à l’une des multiples éditions de l’Appel de Cthulhu, il est nécessaire d’avoir une connaissance de base de la vie dans les années 20 et 30, et en particulier connaître le niveau culturel et technologique de l’époque.

En bref : le jeu de rôle, avant de se focaliser sur la table où il se déroule, se nourrit d’observations effectuées dans d’autres domaines. En réalité, le processus mental associé à ce loisir est extrêmement synthétique, et revient à ceci : quels éléments dois-je conserver d’une époque (ou d’une œuvre de fiction) pour la « reproduire » autour d’une table de jeu. Il n’est pas nécessaire d’être historien pour pratiquer le jeu de rôle, ni d’avoir de diplômes littéraires pour écrire un scénario.

Et c’est précisément ce qui est intéressant. Il existe un véritable travail à effectuer avant de jouer, travail qui se révèle plus lourd pour le maître de jeu (qui va planter le décor, et se trouve donc responsable de l’atmosphère, de son réalisme relatif, et par conséquent de la facilité avec laquelle les joueurs pourront s’immerger dans l’intrigue), mais qui existe aussi pour le joueur, lequel doit apprendre des règles élémentaires pour s’intégrer à la partie : règles du jeu, mais aussi règles de comportement pour son personnage. Pas question pour un personnage des années 20 de sortir son téléphone portable pour appeler la police, par exemple.

Autour d’une table de jeu de rôle, les joueurs s’efforcent de bâtir une fiction réaliste, obéissant à des codes précis, à partir d’une époque, d’une œuvre culturelle, ou d’un postulat de base narratif. On dit souvent que tout individu a pratiqué le jeu de rôle au moins une fois dans sa vie, dans une cour de récréation, en disant simplement : « Et si on disait que je suis un policier… » Chaque partie de jeu de rôle est un « et si on disait que… » Il s’agit donc de se placer dans une situation hypothétique, avec des enjeux, des crises à résoudre, et donc toutes sortes d’éléments à synthétiser et à mettre en place de façon logique afin de la reproduire le plus fidèlement possible.

En cela, chaque partie de jeu de rôle procède à la fois de l’exercice littéraire et de la note de synthèse. Il faut synthétiser les éléments de décor, piocher dans un environnement particulier (par exemple l’Europe du XIII siècle, le Japon féodal) ou dans une œuvre de fiction (le cycle de Cthulhu de Lovecraft et de ses successeurs, la saga des Star Wars) les éléments les plus marquants, ceux qui ont le plus de sens pour les joueurs, afin de retirer le même plaisir qu’on éprouve en se plongeant dans l’étude de ces périodes (ou dans la rêverie éveillée du genre : « ah, j’aurais bien voulu vivre au temps de… pour savoir ce que ça fait de… ») ou dans la lecture (ou le visionnage) de telle ou telle œuvre.

Extraire les symboles, les images qui font sens, et les réinjecter dans une fiction qui se crée collectivement, autour d’une table. Comme le citait John Wick dans Dirty MJ, « le jeu de rôle est probablement le seul loisir où l’auteur et le public ne font qu’un. » C’est vrai, car les joueurs de jeu de rôle passent d’abord du statut de public par rapport à une œuvre ou à une reproduction historique (devant laquelle ils peuvent éprouver des émotions, mais qu’ils « reçoivent », dans une attitude relativement passive) à celui d’auteur : ils reprennent les éléments de cette œuvre, les ingrédients, et tentent d’en reproduire la recette « à leur sauce ». Mais ce faisant, ils sont de nouveau public, car ils assistent au déroulement du récit qu’ils créent “en direct”.

Voilà pourquoi je joue aux jeux de rôle. Parce qu’ils permettent à tout un chacun de s’approprier l’histoire, la littérature, les grandes œuvres cinématographiques… Parce qu’ils permettent à tout un chacun de s’approprier la culture, non pas en tant que produit de consommation (dans le sens où les œuvres culturelles sont souvent présentées comme des produits que l’on achète, que l’on consomme, que l’on paie), mais en tant qu’héritage vivant et dynamique, que chacun a le droit de manipuler, d’explorer à sa guise. De découvrir qu’il est possible, et même sain, de jouer avec ces icônes sacrées que sont les grandes œuvres. De les caricaturer, de les défigurer peut-être, mais de les sortir de leur cadre pour les dépoussiérer et les aimer comme elles le méritent. Car comme le disait Mark Twain, « les vaches sacrées font les meilleurs hamburgers. »

Je pense à Pierre Pevel qui « viole l’histoire pour lui faire de beaux enfants » avec ses Lames du cardinal (adapté en jeu de rôle), mais aussi à Farenheit 451, où des individus sauvegardent la culture dans leur mémoire pour lui éviter de disparaître. Je pense que les œuvres littéraires et le patrimoine historique sont depuis trop longtemps confinés dans des coffres poussiéreux, et qu’il faut les en faire sortir. Je pense que l’œuvre d’un H.P. Lovecraft, par exemple, n’aurait jamais eu une telle portée, si des rôlistes ne s’en étaient pas emparés, pour la faire leur… En la trahissant parfois, mais je suis prêt à pardonner un crime passionnel de ce genre.

Si nous jouons aux jeux de rôle, c’est pour le plaisir. Mais c’est aussi une façon de montrer que la culture nous appartient, à tous sans exception, et qu’elle n’a de limites que celles qu’on veut bien lui laisser.