Grands Anciens mon c*l ! est un grand feuilleton dans la veine des oeuvres d’Alexandre Dumas, avec une petite touche naturaliste façon Zola qui… Non, je déconne, c’est juste un petit roman de divertissement pour passer le temps pendant le confinement. Bonne lecture !

Que faire quand un Grand Ancien géant attaque la ville et que vous êtes coincé dans un immeuble que vous ne connaissez pas ? De nombreuses idées pour occuper vos journées :
* combattre des cafards géants (ça, c’est fait) ;
* rencontrer une petite amie quantique ;
* confectionner des armes de fortune avec le contenu de vos placards ;
* refuser les avances des adeptes des Dieux d’Outre-Espace tout en restant courtois et civil ;
* chercher à comprendre le sens de la vie et surtout à conserver cette dernière…
… et bien d’autres idées qui vous permettront d’occuper le temps avant l’apocalypse !

*********

Si vous êtes déjà entré.e dans l’appartement d’une vieille dame, vous avez une idée assez précise de ce à quoi ressemble celui de notre voisine : c’est exactement le contraire.

Remplacez l’impression de calme stagnant par une sorte d’effervescence mécanique et électronique, les tableaux soigneusement accrochés aux murs par des affiches punaisées, aussi variées qu’insolites (une illustration des Bandits de Tomi Ungerer, plusieurs posters de groupes complètement inconnus comme “Jamie Bone et les Equarrisseurs”, des listings de ce que j’identifie comme du code informatique, plusieurs bouddhas aux diverses couleurs), les assiettes et bibelots en porcelaine par des circuits et pièces informatiques divers, la bibliothèque impeccable contenant de vieux ouvrages reliés par des étagères (mal) faites main où des piles de bouquins de poche ressemblent à des tribus de lemmings sur le point de faire le grand saut…

Une odeur curieusement accueillante de vieux cuir imprégnée de vieilles fragrances de tabac s’y mêle à d’acides relents de plastique et de soudure chaude, atténués dans leur agressivité par un parfum floral qui émane de toute évidence d’une splendide théière japonaise verte posée sur une table basse et voisinant avec ce qui ressemble à un drone rescapé d’une opération suicide.

— Faites pas attention au bordel, dit Rosie (“je préfère Rosie à Mme Tannenbaum, c’est trop protocolaire, ça, c’est bien pour les prout-prout” nous a-t-elle dit en nous faisant signe d’entrer chez elle tout en jetant quelques petits coups d’oeil mi-inquiets mi-amusés dans le hall, et en particulier vers la porte de l’autre énergumène, qui s’est vaguement entrouverte une fraction de seconde pendant notre repli stratégique). C’est rien que des vieux rebuts, alors mettez-vous à l’aise, je vais vous refaire du thé, les garçons.

Nous, on n’a rien demandé, mais Rosie, apitoyée après nous avoir vus nous escrimer deux minutes sur la porte, nous a proposé de nous offrir l’asile le temps de réfléchir un peu.

En deux minutes, nous avons eu le temps d’essayer de nombreuses solutions pour rentrer chez nous :

– hurler sur Romy, qui n’y est pour rien, mais qui est sorti le dernier, et constitue donc le coupable idéal ;

– secouer brutalement la porte au cas où elle se rendrait à l’argument de la violence, sait-on jamais (oui, c’est Singu qui a tenté le coup) ;

– passer une feuille de papier sous la porte (dans ce cas, un dépliant que nous ont laissé Shoub et Gourath dans la boîte aux lettres : faites-moi penser de vous parler de ces deux gars-là, je suis pas sûr que ça ne me sorte pas de l’esprit d’ici quelques secondes) et insérer un bitonio métallique dans le trou de serrure dans l’espoir de récupérer la clef et se rendre compte qu’avec une porte bien isolée et au ras du sol, la clef reste bien peinarde de l’autre côté quand elle tombe ; 

– nous engueuler à mi-voix en poussant des hurlements chuchotés et en devenant tout rouges, avec de petits coups d’oeil en direction de Rosie, qui a miséricordieusement épargné notre dignité en se retenant de rigoler ;

– essayer d’ouvrir la porte normalement, au cas où (ça marche au cinéma quand les protagonistes sont très très cons, et on se dit qu’on réunit les conditions sur ce coup-là) ;

– renoncer et engueuler Singu parce qu’il est sorti dans une tenue pas présentable du tout, et parce que l’engueulade est un bon moyen d’évacuer le stress selon nous (des protagonistes très très cons, je vous dis).

Bilan des opérations : nous n’étions pas plus avancés, Singu rasait les murs et Romy faisait la gueule. On s’est donc rabibochés en faisant ce qu’on fait particulièrement bien : laisser tomber et compter sur la bonté de notre prochain, ou de notre prochaine en l’occurrence.

Rosie disparaît dans une cuisine minuscule, ou plutôt une cuisine de taille raisonnable mais encombrée par une quantité invraisemblable d’appareils culinaires entassés. En revenant, elle prend Singu par le bras et l’entraîne dans une autre pièce. On entend farfouiller un moment, puis les échos sourds d’une conversation inintelligible.

Steph s’assied sur le canapé.

— On n’est pas dans la merde, souffle-t-il.

— Tu sais, un peu plus un peu moins, fait Romy en se laissant tomber à côté de lui.

— En attendant, il y a un cafard crevé qui moisit dans notre salon et qui va emboucaner tout l’étage, à force, dis-je.

— On va bien trouver un moyen d’entrer, insiste Romy, toujours optimiste. Au pire on force la porte.

Steph le regarde, incrédule.

— Et avec quel bélier ?

Il soupire de nouveau, puis consulte sa montre, l’air inquiet. Il se lève du canapé et se faufile entre deux vieux aspirateurs pour se poster à l’autre bout de la pièce en nous tournant le dos.

Le carnet n’est plus dans sa poche.

Je n’ai pas trop le temps de m’interroger à ce sujet : je me sens brusquement nauséeux, comme tous les matins à la même heure. C’est comme si une vague gerbatoire nous tombait dessus, à heure fixe, juste après les blattes de l’espace. En face de moi, je vois Romy déglutir en faisant la grimace. Juste un mauvais moment à passer.

Rosie sort de sa chambre, avec Singu à sa suite.

Singu, qui a échangé son sweat-shirt noué à la ceinture contre un paréo au motif floral. Il porte en outre une sorte de chemise ample dans laquelle Rosie ressemblerait sans doute à un paquet de piquets de tente jetés un peu au hasard, mais qui moule son torse et ses bras musclés.

— C’est pas très viril, mais faudra vous contenter de ça.

Singu nous regarde, entre vexation et hilarité.

— La dame avait pas de pantalon à ma taille, explique-t-il.

— J’ai vu pire, fait Romy, qui retient un éclat de rire quand même.

— Hé, répond Singu en se drapant dans sa dignité et son tissu à fleurs, c’est l’homme qui fait la jupe.

— Ben vous faites une jupe plutôt ridicule, dit Rosie, mais entre ça et vous balader les fesses à l’air, y a pas photo, non ?

Un sifflement nous parvient de la cuisine.

— Je vais chercher l’eau.

Singu vient s’asseoir, avec un certain nombre de contorsions pour ne pas craquer sa chemise et sa jupette, à côté de Romy. Steph approche une chaise de la table basse, et je le vois ranger son carnet. Après un petit silence, Romy pose la question qu’on se pose tous :

— Ca lui fait aussi, à la dame ?

— La nausée ? répond Singu. Ouais. Et les cerises aigres aussi.

Au moins, on n’est pas fous. Enfin, pas plus que Rosie.

D’accord, c’est pas rassurant, en fait.

Elle sert le thé, et pendant ce temps là, j’avise le motif du mur du fond de son salon : curieux bidules : des centaines de plaques noires de tailles et de formes légèrement différ…

Hé, mais attendez, c’est pas des plaques, mais de vieux téléphones portables. Je ne peux pas m’empêcher de me lever pour aller regarder de plus près.

— Ca te plaît, la déco ? fait-elle en se marrant dans mon dos.

En me retournant, je la vois qui s’est approchée tout près de moi, et je vois dans ses yeux une étincelle de malice qui la rajeunit d’une bonne dizaine d’années. Davantage, même ! Ces yeux-là, ce sont des yeux d’étudiante, de lycéenne.

— Tu veux voir un truc marrant ? demande-t-elle en s’approchant d’un interrupteur au mur.

Sans attendre ma réponse, elle le fait basculer.

Le plafonnier s’éteint, et je réalise que tous les stores sont fermés depuis le début quand les petits écrans s’allument. Et je me rends compte qu’ils n’occupent pas qu’un mur, mais toutes les parois de l’appartement : on ne les distingue pas forcément d’emblée dans tout ce chaos, mais une fois qu’ils s’illuminent, l’effet est frappant. 

Tous forment une seule et unique image qui s’affiche tout autour de nous, un paysage stupéfiant, filmé à 360° : c’est une vue aérienne, qui cède la place à une forêt de cerisiers en fleur au bout d’une trentaine de secondes, puis à l’intérieur d’un aquarium, ou peut-être une vue sous-marine.

On reste bouche bée, tous, à l’exception de Singu, qui boit son thé et demande d’un air de connaisseur :

— Ce serait pas du tibétain ?

— Ben si c’est du tibétain, c’est le tibétain de chez Carrefour, répond Rosie, tout sourire, sans cesser de profiter de nos mines ébahies.

— C’est vous qu’avez fait tout ça ? je demande.

— Oh non, fait-elle, avec une modestie évidemment fausse, puisqu’elle marque un temps avant de lâcher : les vidéos, je les prends sur un site internet. Mais l’installation, oui.

Je lui jette un coup d’oeil et je la vois qui boit une gorgée de thé, satisfaite de son petit effet.

— Mais le mur, je veux dire les écrans, comment, enfin je veux dire, enfin…

— Ah, ça ? De la récup. Comme tout ce que j’ai ici. Vous imaginez pas tout ce que les gens balancent aux ordures sans se soucier de ce qu’ils pourraient en faire s’ils se sortaient un peu les doigts du cul…

On se retourne tous les quatre, toujours pas habitués au franc-parler de cette mamie technophile…

— Enfin, s’ils s’en donnaient un peu la peine, quoi, corrige-t-elle. Le plus compliqué, c’est de coordonner les images.

De temps en temps, un des écrans clignote un peu, mais l’ensemble reste suffisamment bien orchestré pour produire un spectacle saisissant. Au milieu de ce petit appartement encombré de rebuts, on vient de vivre une sorte de moment de flottement.

Je bois une gorgée de thé – je déteste ça d’habitude – et je le trouve carrément bon.

— J’ai bossé chez Microsoft et Apple quand j’étais jeune, explique Rosie. Une grosse partie du code des tout premiers Windows, avant même le 3, c’est moi qui l’ai géré.

— Windows… trois ? fait Steph, incrédule. Ca date pas de…

— De la première moitié des années 1990, mon grand.

— Balèze, hein ? fait Singu, qui a manifestement eu la primeur de l’information pendant qu’il jouait les poupées à habiller. Mais pourquoi vous avez arrêté, au fait ? demande-t-il.

— Ben… je me faisais bigrement chier au milieu de tous ces types très doués mais incapables d’écouter quand je leur proposais d’optimiser leur système. Oh, ils étaient gentils, hein…

Elle fait un petit geste évasif, les yeux dans le vide.

— Mais je crois qu’ils avaient envie d’autre chose que ce que je voulais, moi. Et puis…

Son regard pétille de nouveau.

— … c’était trop facile, à force. Je me suis tourné vers des choses plus compliquées.

Romy est suspendu à ses lèvres, fasciné, et je dois bien dire que je suis estomaqué. On voit bien qu’elle n’est pas trop habituée à être l’objet de ce genre d’attention. Au bout d’un petit moment, gênée, elle pose sa tasse et remet en ordre des objets au hasard (et qui n’en ont pas besoin, ou plutôt qui auraient plutôt besoin d’un effort genre “Changeons ton intérieur avec un tractopelle” pour que tout ça ait l’air vaguement ordonné).

— Mais je fais pas tout, hein, j’ai bidouillé un Linux pour trafiquer tout ça, c’est pas si compliqué, en fait.

Ce qui m’amène à me poser une question.

— Alors… c’est vraiment vous qu’avez fait sauter les plombs ?

Elle éclate de rire.

— Y a même pas de quoi faire sauter ta facture d’électricité devant toi, dit-elle. Tout ça, ça ne consomme pas grand-chose et surtout, j’ai mes bidules sur le toit.

Pas le temps de lui demander ce qu’elle entend par là : on vient de sonner, et chez Rosie, la sonnette est très particulière, comme tout le reste.

Déjà, c’est le thème de Yoda qui résonne dans la pièce plutôt qu’un bête ding-dong, et ensuite, le mur d’image change d’affichage pour nous montrer le visiteur, ou plutôt les deux visiteuses qui sonnent à la porte : deux petites nanas collées l’une contre l’autre, et qui regardent d’un air anxieux l’objectif en agitant les lèvres sans qu’on entende autre chose que la musique de John Williams.

— Ben merde, fait Rosie, y a le son qui déconne encore.

Elle hausse les épaules, puis se dirige vers l’entrée.

Romy, Steph et moi, on se lève les premiers pour aller voir ce qui se passe, et Singu nous suit. La perspective de passer pour un clown devant des filles qu’il ne connaît pas le stresse certainement un peu, mais connaissant l’animal, ça lui passera assez rapidement.

Rosie ouvre la porte, et les deux nanas la poussent pour entrer.

— Oui, je sais, les plombs ont sauté, dit Rosie pendant que l’une des arrivantes, un petit machin énervé dont la queue de cheval châtain clair semble battre la mesure d’une mélodie frénétique, ferme brutalement la porte.

L’autre, un peu plus grande et du genre costaud, se cale devant Rosie, plus posée mais apparemment aussi stressée que sa copine.

— C’est pas les plombs, Rosie, déclare-t-elle. Y a des gens en bas.

— En bas où ? Intervient Steph, qui manifeste un intérêt que je trouve un peu trop appuyé pour être complètement honnête.

Attendez voir… Je reluque les deux inconnues.

La première a dû se hausser sur la pointe des pieds pour coller l’oeil contre le judas de la porte de Rosie. Elle porte une salopette en jean et un tee shirt qui a sans doute été blanc dans une vie antérieure, le tout couvert de taches de peinture et de…

Non, c’est pas de la peinture ! C’est de la bouillasse de cancrelat, ça !

La grande costaude, elle, porte une robe bleue à bretelles qui souligne des épaules carrément musclées et tient un marteau énorme, sur lequel j’aperçois un petit morceau de chitine collé.

— On n’est donc pas les seuls à avoir un problème de nuisibles, me chuchote Romy en douce.

Moi, je me pose surtout une question : est-ce qu’une de ces nanas serait la mystérieuse copine de Steph ?

— A votre avis ? En bas de l’immeuble, évidemment !

Ca, c’est Petite Nerveuse En Salopette. Vu qu’on pourrait reboucher le Grand Canyon avec la quantité de mépris qui suinte de cette réplique, j’en déduis que non, ce n’est pas la copine de Steph, mais alors pas du tout du tout.

Et comme il vient de passer devant Grande Costaude sans lui accorder l’ombre d’un regard, je me dis qu’il ne s’agit pas d’elle non plus. Il file direction la porte, qu’il tente d’ouvrir. Mais Petite Nerveuse la tient. D’une poigne solide.

— Faut que je sorte, dit Steph.

— Ben d’accord, mais on referme derrière vous alors, rétorque-t-elle, farouche.

— Mais qu’est-ce qu’il y a, en bas ?

Pendant ce temps-là, Grande Costaude nous a entendu arriver, et elle se tourne vers nous. Alignés comme ça, on doit ressembler aux Dalton : Romy, qui a toujours sa tasse de thé à la main, puis moi dans mon jogging bien crasseux, et finalement Singu dans sa tenue euh… singulière (c’est un mot qui a été inventé pour lui).

Elle ouvre la bouche pour dire un truc, mais la referme aussitôt.

Je la comprends.

Steph est sorti sur le pallier, Rosie sur les talons. D’ici, je vois mon pote qui se penche du côté de l’escalier pour distinguer ce qui se passe en bas.

Romy, Singu et moi, on passe devant les nanas, qui reculent un peu dans le couloir. Quand Petite Nerveuse voit passer Singu, je l’entends presque ranger mentalement le spectacle dans un dossier “les trucs vraiment cons que font les mecs pour se rendre intéressants”, mais je suis trop curieux pour m’attarder.

— Alors ? je lance à Steph.

— Ben c’est Shoub et Gourath, répond-il, rassuré.

Ouais, je vous avais dit que je vous parlerais de ces deux olibrius. Bah, ça attendra le chapitre suivant !