Grands Anciens mon c*l ! est un grand feuilleton dans la veine des oeuvres d’Alexandre Dumas, avec une petite touche naturaliste façon Zola qui… Non, je déconne, c’est juste un petit roman de divertissement pour passer le temps pendant le confinement. Bonne lecture !

Que faire quand un Grand Ancien géant attaque la ville et que vous êtes coincé dans un immeuble que vous ne connaissez pas ? De nombreuses idées pour occuper vos journées :
* combattre des cafards géants (ça, c’est fait) ;
* rencontrer une petite amie quantique ;
* confectionner des armes de fortune avec le contenu de vos placards ;
* refuser les avances des adeptes des Dieux d’Outre-Espace tout en restant courtois et civil ;
* chercher à comprendre le sens de la vie et surtout à conserver cette dernière…
… et bien d’autres idées qui vous permettront d’occuper le temps avant l’apocalypse !

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Finalement, c’est Romy qui s’y est collé.

Il s’est courageusement plaqué le dos contre le mur, à côté de la porte vitrée du balcon, en faisant comme si les cancrelats géants ne se baladaient pas tranquillement juste derrière, et il a jeté un tout petit coup d’oeil.

On l’a vu blêmir un instant, comme un film parasité qui passerait brièvement en noir et blanc, et ensuite il s’est retourné, il a émis un petit rot nauséeux, il a dégluti, et il a simplement dit :

— C’est encore là-bas.

De l’autre côté du fleuve. On a tous soupiré, soulagés.

Comme des lâches.

C’est ça, les petites crevettes : beaucoup plus costaud qu’on ne serait en droit de s’y attendre, parfois.

— Alors ? fait Steph, mais il darde des regards coupables à droite, à gauche, et surtout vers le cadavre de la bestiole, dans le salon qui nous sert de chambre à coucher et de poste de surveillance contre les blattes.

L’appartement est relativement spacieux, et il comprend deux chambres, mais il faut quand même qu’on fasse du camping dans le salon. Ca ne se produirait pas si ces fichus insectes ne tentaient pas d’entrer tous les matins, mais voilà : on fait avec les moyens du bord. Toutes les nuits, trois d’entre nous montent la garde dans le salon, la seule pièce donnant sur le grand balcon où les blattes viennent se poser le matin. Il fait une chaleur à crever, les nuits, alors on ouvre souvent les portes vitrées. Au lever du soleil, il suffit de les fermer et les bestioles n’insistent généralement pas trop : le réveil nous permet de les prendre de vitesse.

Nous permettait.

A quatre contre une blatte, on n’a pas trop de mal : ce n’est pas la première fois qu’on en bousille une, et on sait donc que l’étape suivante s’appelle “nettoyage à l’eau de javel”, parce que ces saloperies daubent comme ça devrait pas être possible quand on les descend. Une odeur entre la putréfaction et l’ammoniaque, et ça entre dans les fringues, un truc vraiment à gerber. Entre ça et les retombés fukushimesques de la digestion de quatre mecs dont l’ordinaire se compose de cassoulet depuis un bon bout de temps, vous comprenez qu’on aère tant qu’on peut… c’est à dire uniquement la nuit… 

— Dis-donc, t’étais où, toi, ducon ? demande Singu à Steph en levant la tête.

Entre temps, il s’est noué un sweat-shirt autour de la taille. Avec ce pagne insolite et ses cheveux longs, on dirait un de ces indiens de western en toc. Il n’y a que sa barbe de trois… jours, semaines ? qui le distingue, sur ce coup-là.

— Pas que tu nous aies manqué, mais on aimerait bien savoir pourquoi t’as failli nous laisser crever ce matin.

Tue-les-blattes-avec-son-slip a parlé.

Steph a un petit sourire. Il se tripote une fesse, gêné mais pas si gêné que ça.

— T’es allé courir la gueuse, c’est ça ? je lui dis avec un petit sourire.

Pas envie qu’ils se foutent sur la gueule : on a assez d’emmerdes comme ça, et je les aime bien tous les deux. Bon, je connais Steph depuis moins longtemps, mais même si c’est un connard… eh bien c’est un bon copain. Il y a des gens, comme ça, on ne sait pas pourquoi, mais on leur passe des trucs. 

Steph me regarde, penaud.

— J’étais avec cette nana…

Cette fois, il est vraiment penaud penaud. Il me jette un regard de chien battu.

Un, je sais qu’il s’est trouvé une copine dans l’immeuble. Me demandez pas comment il a fait. Ou plutôt, j’ai une théorie. Ce dont Steph manque en vrai sex-appeal – et on parle d’une bonne pénurie, parce qu’avec sa tronche d’expert comptable, son eau de toilette qui arrive avec cinq bonnes minutes d’avance sur le bonhomme partout où il va et sa silhouette de pub AVANT (avant quoi ? Avant des tas de trucs : un peu d’exercice physique pour éviter le dos en sinusoïde pour commencer) -, il le compense en assurance : c’est le maître du rendre-dedans-fu, il en a fait un art martial, sauf que c’est une sorte de voie de la self-offense tellement il se prend de vestes : c’est le seul art martial où personne a jamais inventé l’esquive. 

D’après lui, statistiquement, ça s’équilibre. Et bon, il faut bien reconnaître qu’il est sorti avec pas mal de nanas qui étaient largement au-dessus de sa catégorie, donc je lui laisse, avec une certaine admiration circonspecte, le bénéfice du doute.

Deux… Steph a une trouille monstre des cafards. Les petits, hein. Alors là…

— Et puis, vous vous en êtes bien tirés, il ajoute.

Je sens que Singu ne va pas trop apprécier, alors je m’interpose entre les deux.

— Ecoute, t’es jamais là, les matins, je lui fais.

Le voilà qui se tripote encore le cul. Il a des hémorroïdes ou quoi ?

— Alors faut qu’on mette bien les choses au point, Steph : c’est toi qui vas nettoyer la blatte, ce coup-là, je conclus.

Ca ne coûte rien d’essayer. Utilise la Culpabilité, Luke, c’est une force qui soulève des trucs vachement plus lourd qu’un X-wing dans un marais.

Du coin de l’oeil, je vois Romy sur le point de l’ouvrir. Romy est trop gentil : tu lui dis que t’as pas de quatre heures, il te file le sien. En entier. Et le lendemain, il t’en apporte un autre.

C’est d’ailleurs précisément comme ça qu’ils sont devenus potes à la maternelle, Singu et lui. Singu lui jette un regard sec à lyophiliser une méduse, et je lis les petits signaux de fumée qui sortent des oreilles de mon frère Tue-avec-son-slip : ta gueule, Romy.

Romy la ferme. Peut-être que la perspective de ne pas tripoter la cochonnerie qu’on a crevée le soulage un peu.

Et là, surprise…

— D’accord, les mecs, lâche Steph, à ma grande stupéfaction. Désolé de…

Steph n’est pas vraiment un acharné du ménage. En fait, c’est un acharné de l’art de ne pas être là quand il y a quelque chose de pénible à faire.

— Les produits qui vont bien sont dans la cuisine, l’interrompt Singu avec un sourire.

Mais Steph n’a pas le temps d’aller s’acquitter de sa corvée. On vient tous de se rendre compte d’un truc : ça gueule dans le couloir, des hurlements à pleins poumons, et on sait d’où ça vient…

— Le voisin.

On se regarde tous les quatre pendant que le volume monte, et on se rend compte qu’il ne gueule pas tout seul – remarquez bien qu’on est tous sous le choc de ce qui vient de se passer et que la déduction n’est pas notre métier, même si sur le coup, je me sens un peu neuneu : il ne va évidemment pas s’engueuler en monologue pour le plaisir de s’écouter… C’est là qu’on entend une autre voix.

— Une nana ! fait Singu, en ouvrant un peu plus les yeux, l’air optimiste.

J’évite de lui annoncer mon estimation des chances que ce soit une petite métalleuse célibataire et pas trop regardante sur l’hygiène personnelle, mais on entend bel et bien une voix féminine, et je fais signe à Steph d’ouvrir pour voir ce qui se passe.

Quand il ouvre la porte, ça s’arrête tout de suite.

Le voisin est là, rouge écrevisse, avec des petites gouttes de sueur qui lui ruissellent sur les joues et sur le front, en train de s’époumoner sur une petite dame toute vieille et toute frêle qui se tient devant lui. Je crois que c’est la voisine de droite.

Dans cet immeuble, on ne connaît personne. Enfin, si, Steph connaît forcément quelqu’un, wink wink, nudge nudge, mais nous, on est restés dans l’appart de monsieur Jorodoski depuis le début, sans jamais sortir ou presque. Et puis, tout le monde connaît la famille Bardeaux, qui habite au rez-de-chaussée avec ses huit (huit !) gosses de tous âges.

Enfin : je suis arrivé le premier, puisque c’est moi qui suis censé garder l’appartement pendant son absence, à ce mec que j’ai jamais vu de ma vie, et puis ensuite, Singu et Romy sont passés un soir pour qu’on se fasse une petite soirée pizza et nanar, Steph nous a rejoints, et le lendemain, c’était la Fin du Monde, avec majuscules et (c) ™, tout le toutim : un foutu machin s’est mis à boulotter le paysage urbain comme si c’était de la barbe à papa, et tout est parti en sucette, partout, en même temps.

Du coup… ben, on est restés ici, terrés comme des cons, en espérant que ça se tasse comme tout finit toujours par se tasser.

Alors, moralité : ça se tasse assez fort, mais surtout au niveau des immeubles en centre-ville. Là, je dirais qu’il y a même une sorte d’horizontalité qui s’installe au niveau du bâtiment, mais je vous avoue que moins je regarde, mieux je me porte.

La politique de l’autruche, voilà.

Je voudrais bien vous y voir, quand le monde se casse la gueule, allez pas me dire que vous seriez là avec un brancard pour le réceptionner avant la chute. Si ?

Ben merde.

Enfin, nous, on a plutôt fait profil bas, voire profil couché, et même profil qui creuse un peu si ça ne suffit pas.

Le ton monte encore entre le rougeaud de gauche et la petite mamie de droite, ou plutôt il monte unilatéralement, parce que c’est surtout l’excité qui beugle pendant que la dame se rabougrit devant lui. S’il continue comme ça, il va passer le mur du con. Après nous avoir gratifiés d’un regard vaguement perplexe, il a repris sa diatribe, en s’imaginant peut-être que ça vaut double en présence de témoins, ou quelque chose comme ça. On le regarde, les gars et moi, comme deux ronds de Flamby.

Le grand machin s’égosille, et elle, elle le zieute par en-dessous les paupières de ses yeux de grenouille, en pinçant les lèvres, et elle rentre la tête tout doucement, comme une tortue qui se replie dans sa carapace, toute fragile comme le sont les vieux. Ou c’est moi qui me fais des idées.

Qu’est-ce qu’il lui braille, lui, au fait ?

— Ca devait arriver, à force, avec vos conneries, ça c’était obligé ! Ca a déjà un pied dans la tombe et l’autre sur une peau de banane, mais non, ça veut faire comme les jeunes…

Petit coup d’oeil dans notre direction, au passage. C’est clair qu’il nous prend à témoin.

— Et ça branche des machins et des trucs, et ça nous fait sauter les plombs ! Combien de fois je vous l’ai dit, que tous vos machins, c’était ça qui nous faisait couper le courant ! Au moins une fois par mois, ça arrive !

La petite dame a compris que ça allait se régler à l’ancienne : à l’approbation du choeur antique, et le choeur antique, c’est nous. Je la sens qui va en appeler à notre soutien. Elle me décoche un petit coup d’oeil, très bref, mais alors que je m’attends à la voir larmoyer un peu, c’est autre chose que je lis dans son regard.

— Et si…

L’autre s’est arrêté de brailler pour écouter ce qu’elle a à dire, au moins c’est reposant.

Elle se tasse encore davantage dans le vieux pull usé qui lui sert de carapace.

— Et si vous alliez un petit peu vous faire foutre, monsieur Marcel ?

Le souffle qu’il était en train de prendre pour en rajouter une couche sonore se coince manifestement dans sa gorge, et le type en avale sa salive de travers.

Et bien sûr, on se marre comme des baleines.

— Ah vous pouvez rigoler, les petits cons. Mais quand Jodoroski reviendra et qu’il verra le merdier que vous avez foutu dans son appart, ça rigolera moins.

A notre tour d’avaler de travers. Steph se palpe encore le derrière, et cette fois, je m’aperçois d’un détail qui m’avait échappé auparavant : dans la poche arrière de son jean, il y a un petit carnet, et c’est ça qu’il tripote, pas ses fesses – quelque part : ouf.

Je ne sais pas pourquoi ce carnet focalise mon attention à ce point. Pendant un instant, je n’arrive plus à en détacher les yeux, c’est comme s’il était le seul objet réel dans mon univers qui fout le camp, mais voilà que Steph se tourne et que je réalise que le voisin vociférateur a regagné ses pénates.

Ce qui nous laisse, les trois mousquetaires et moi, seuls avec la voisine.

— C’est amusant, dit-elle, de voir enfin les gens qui gardent chez Jordy. Ca me fait bien plaisir de voir de nouvelles têtes.

Elle nous fait la conversation tranquillou, comme si on ne venait pas de dézinguer une blatte de l’espace en attendant la Fin du Monde, comme si on était juste des voisins qui…

Attendez voir…

— Dites voir, madame, je lui demande, quand vous dites Jordy, c’est son prénom, ou bien…

— Il vous a rien dit ? Et ça a pas fait tilt ?

— Ben maintenant que vous le dites…

Le type dont je garde l’appartement, ce serait…

— Jordy Jod ?

On s’est exclamés presque d’une seule voix, sauf Romy qui a eu un petit lag de deux ou trois millisecondes, parce qu’il n’a fait que répéter ce qu’on disait – je vois bien qu’il n’a pas vraiment compris. Mais à nous, ça nous troue le cul, évidemment.

— Jordy Jod, confirme la mamie.

Jordy Jod, le leader des 2-4 The Show !

A ce moment-là, on sent un courant d’air king size qui parcourt le palier, et la porte de l’appart claque derrière nous.

Et je réalise deux choses.

Premièrement, Singu est toujours en tenue légère – il rattrape d’ailleurs vivement son pagne improvisé juste à temps : ce courant d’air était vraiment violent.

Deuxièmement, j’ai laissé les clefs – toutes les clefs – à l’intérieur.

(c) Sandy Julien 2020 – Tous droits réservés