Grands Anciens mon c*l ! est un grand feuilleton dans la veine des oeuvres d’Alexandre Dumas, avec une petite touche naturaliste façon Zola qui… Non, je déconne, c’est juste un petit roman de divertissement pour passer le temps pendant le confinement. Bonne lecture !

Si tu veux taylaychargeay ce roman sur ta lisette (je dis lisette si je veux) numérique digitale de l’électronicité, tu peux aller me lire sur Scribay : https://www.scribay.com/text/180037597/grands-anciens-mon-c-l–/chapter/426456

Que faire quand un Grand Ancien géant attaque la ville et que vous êtes coincé dans un immeuble que vous ne connaissez pas ? De nombreuses idées pour occuper vos journées :
* combattre des cafards géants ;
* rencontrer une petite amie quantique ;
* confectionner des armes de fortune avec le contenu vos placards ;
* refuser les avances des adeptes des Dieux d’Outre-Espace tout en restant courtois et civil ;
* chercher à comprendre le sens de la vie et surtout à conserver cette dernière…
… et bien d’autres idées qui vous permettront d’occuper le temps avant l’apocalypse !

*********

— Y en a un qu’est rentré, Miles.

Le chuchotement me réveille. Je n’ai pas le sommeil particulièrement léger, mais il faut croire que mon cerveau embrumé réagit au ton d’urgence catastrophée de la voix de Romy, parce que je me redresse d’un bond dans mon lit.

Bon, en fait, j’ouvre simplement une paupière et je tends le bras devant moi pour me protéger, mais j’ai l’impression d’être un ressort qu’on a gardé dans une boîte bien fermée dont on viendrait d’ouvrir le couvercle. Mon coeur bat comme un dingue, mais je suis figé. 

A l’autre bout du salon, je vois Romy dans une position insolite : à demi sorti de son lit de fortune, son masque de nuit remonté sur le front, il se tend dans ma direction, les deux mains en appui sur le sol, comme s’il s’apprêtait à traverser la pièce à quatre pattes. Mais je vois ce qu’il cherche à faire : sa main gauche rampe doucement vers sa crosse de hockey en appui contre le mur, près de sa table de chevet.

En voyant que je me réveille, il précise inutilement :

— Y a un cafard qu’est rentré !

Je vous jure qu’il prononce le point d’exclamation, à la fin.

Le temps qu’il termine sa phrase, ma deuxième paupière s’est décollée et mon cerveau enregistre le paysage du salon qui nous sépare, Romy et moi.

Et l’intrus qui vient explorer le paysage en question d’une antenne molle.

En voyant le cafard, je perçois aussi un courant d’air qui ne me dit rien qui vaille et charrie, parmi les odeurs habituelles de fumée et d’automne, des relents cuivrés, ténus mais bien perceptibles. L’odeur me pique le fond du nez, et je déglutis en contractant la langue pour empêcher le goût de m’envahir le palais. Ca n’empêche, j’ai l’impression d’avoir léché une pile électrique.

Romy fixe désormais la bestiole. Je le vois serrer les mâchoires, et j’ai du mal à savoir si c’est la terreur qui lui mâchouille les traits, ou la détermination. Je m’étonne de devoir froncer les sourcils pour distinguer son expression dans le noir.

C’est là que je réalise que le fond du salon est plongé dans l’obscurité. Les veilleuses de Romy sont toutes éteintes. Mon coeur fait un petit bond douloureux et je sens un tiraillement dans tout mon corps, l’impression qu’on a brusquement resserré le mécanisme qui m’empêche de m’effondrer comme un plat de nouilles tièdes. Je regarde le réveil sur la table de chevet de Romy.

Il est éteint, poutrelle de merde !

Tacatacatac. Frrrrrrrrr.

Le cafard vient de crapahuter en direction des vestiges du repas de la veille, avec sa démarche caractéristique : trois petits pas saccadés, suivis d’un frétillement de ce truc mou comme de la gelée qu’ils ont au milieu du dos et qui ondule de l’extérieur vers l’intérieur dès qu’ils se déplacent. D’ici, je vois même le petit nuage de gaz qui s’en dégage, comme d’un plat chaud. Il étend en direction du bord de la table une sorte de trompe annelée couleur de viande crue, parcourue de filaments blancs qui frétillent comme des vers sur une charogne.

Sur la table, il y a un reste du festin de la veille : une marmite pleine d’une spécialité que le monde ne nous envie certainement pas, à Singu, à Romy, à Steph et à moi : notre célèbre recette improvisée du cassoulet aux chips, une des nombreuses variantes gastronomiques élaborées à l’aide de la seule ressource dont on dispose en quantité, le bon vieux cassoulet des familles. Avec le stock qu’on a, on pourrait tenir un siège, et ça tombe bien, parce que…

A l’autre bout de la pièce, le regard de Romy a changé. J’y vois étinceler un feu sans doute hérité de lointains ancêtres, un signal qu’on sent à la limite entre la mise en garde et le déferlement de rage, et sur le point de déborder du second côté sans trop se soucier des conséquences. Je secoue la tête, plus vigoureusement que je ne l’aurais voulu.

— Mais la bouffe ! chuchote Romy.

En levant la tête, il fait un faux mouvement, et ses doigts tendus vers la crosse de hockey la heurtent. Il a beau tendre la main, désespéré, le bâton glisse le long du mur et s’écrase bruyamment sur le parquet.

Le cafard rétracte aussitôt sa trompe dégueulasse et se plaque contre le sol comme une grosse soucoupe, les genoux de ses huit pattes saillant de part et d’autre de son gros corps marron comme les contreforts d’une cathédrale. Les antennes se replient vers l’arrière et, du bout des pattes, il pivote pour s’orienter vers Romy qui s’est pétrifié.

Tacatacatac. Frrrrrrrrr.

En trois pas, le cafard a parcouru la moitié de la distance qui le séparait du lit de Romy. Comme toutes ces bestioles, il a marché tout droit, sans se soucier des obstacles, comme s’il ne percevait que deux dimensions. Sans dévier de sa trajectoire, il est passé sur le canapé, qui a tressailli sous son poids, mais pas en l’escaladant : il a grimpé sur l’arrière du dossier et se tient désormais accroché là, à angle droit par rapport au sol, pointé vers Romy.

C’est le moment que choisit Singu pour émerger dans le salon.

— Dites, y a quelqu’un qu’a éteint, ou quoi ? J’allais pour pisser et…

Il s’arrête au milieu de sa phrase en avisant le cafard, dont l’ovale de gelée dorsale frémit désormais en permanence et s’étend lentement sur l’ensemble de sa carapace, dégageant une brume constante et une odeur électrique.

Singu reste là, dans l’encadrement de la porte du salon, et je n’ai qu’une fraction de seconde pour remarquer qu’il est complètement à poil et tient à la main les rares symboles de la vie civilisée auquel il adhère de bonne grâce : un caleçon et une brosse à dents.

A partir de ce moment-là, ça se passe très très vite, et il y a beaucoup de choses en même temps, alors il vaut mieux que je vous résume ça très clairement, parce que même pour moi, c’est un peu confus.

On est là, dans le salon de l’appart, avec pour seuls moyens de défense le strict minimum rassemblé ces derniers jours : une crosse de hockey cassée à une extrémité et un rouleau à pâtisserie clouté (par mes soins, et je suis plutôt fier du résultat, même s’il faut quand même le laver tous les matins après utilisation, rapport à l’odeur). Par souci d’exhaustivité, j’ajoute la brosse à dents et le caleçon, dont l’utilité reste quand même furieusement hypothétique à cette étape-là, surtout contre un insecte d’un mètre vingt de long et pesant dans les quatre-vingts kilos à la louche.

A ma gauche, un métaleux d’un mètre quatre-vingt dix, une bonne centaine de kilos, le cheveu hirsute mais la bouche déjà déformée par ce qui va se transformer en cri de guerre à décoller du carrelage d’ici quelques toutes petites millisecondes. Devant moi, Romy, une petite crevette bien décidée à ne pas se laisser voler trois cuillers à soupe de cassoulet, mais qui doit à l’instant redresser le masque de sommeil qui vient de lui tomber sur les yeux, et qui a pratiqué le karaté pendant quatre ans sans jamais remporter aucune victoire même à l’entraînement. A ma droite, les portes vitrées du salon, par où le premier cafard vient d’entrer. Le premier, parce qu’il y en a déjà trois autres sur le balcon, et que le chahut vient d’attirer leur attention. Et Steph, lui, doit toujours être en vadrouille.

Comme par hasard. 

Merde.

Et finalement, moi, votre vieux pote Miles, pas plus futé qu’un autre, pas plus costaud non plus, mais de la merde si je laisse ces conneries de bestioles envahir notre foutu domaine !

Arrivés à ce point de fusion, à nous trois, Singularis Porcus, Romy et moi, on doit pouvoir réunir une synapse fonctionnelle en tout et pour tout, mais question adrénaline, on a un bon surplus à écouler, et la situation part donc définitivement en couille avant qu’on ait pu réfléchir.

En parlant de couilles, je reste fasciné un instant par celles de Singu qui ballottent tandis qu’il s’élance dans le salon. D’une façon que je ne m’explique pas tout de suite, je le vois d’abord, grande silhouette rose, splendide et velue, jaillir dans les airs, avant même que son cri de rage et de terreur mêlées ne me parvienne aux oreilles. Féroce et écumant, il est tout en mouvement, comme un grand paquet de lignes droites furtives, cheveux, bras, jambes – et le reste – tendus, qui me survole littéralement – et je vous fais grâce du paysage qui défile un instant devant mes yeux – pour coaguler en un point de gravité musculeuse au centre exact du canapé, l’écrasant sur le cafard qui bascule avec une sorte de chuintement de crécelle enrhumée.

Galvanisé par son exemple, je bondis à mon tour vers la porte du balcon, mais je m’empêtre dans le drap et m’écrase douloureusement à un mètre de l’objectif. Tout près de la porte en question, une des trois bestioles qui se baladent sur le balcon m’a repéré. Je sens que ça va se passer entre nous deux, et je me rends compte que j’ai un peu chié la chronologie : étape un, je prends mon gourdin clouté de fortune, étape deux, je saute vers la porte. 

Bon, ben pour l’étape deux, c’est fait. Dommage que j’aie sauté la un.

En tirant comme un malade sur le drap, j’ai le temps de jeter un coup d’oeil à Singu et Romy. Ce dernier est désormais debout, la crosse de hockey brisée à la main, et il avance à petits pas vers le canapé, théâtre d’une lutte viscérale entre… ben, d’une part des bouts de carapace qui s’agitent sous le meuble et le font tressauter comme un taureau mécanique, et d’autre part un derrière poilu qui rebondit sur les coussins de l’autre côté.

Du chaos de mouvements frénétiques, un bras émerge, un caleçon à la main, tandis que la blatte se cabre, toujours prisonnière du meuble. Je n’ai pas le temps de voir ce qui se passe, parce que la blatte du balcon se jette sur moi.

D’une brusque saccade, je parviens à dégager mes pieds du drap, et c’est en appui sur les coudes que je me traîne jusqu’à la porte vitrée que je referme brusquement. Le cafard s’y écrase, et je vois son abdomen curieusement mou se coller contre le verre, exposant sous la peau un réseau de veines qui ressemblent davantage à des vers rampant à l’aveuglette qu’à un maillage vasculaire cohérent.

Je sais d’expérience qu’il ne passera pas. D’ici quelques secondes, il se désintéressera entièrement de cette issue. Le problème, c’est que son petit copain est encore à l’intérieur avec nous.

En faisant volte face, je découvre que l’affrontement a basculé en faveur de mes camarades, mais que la situation demeure indécise. Le cafard a émis une humeur visqueuse qui lui a permis de se dégager de l’étau du canapé, et Singu a dû recourir à une solution plus directe.

Je voudrais pouvoir figer la scène au crayon comme elle m’apparaît à cet instant : Singu, toujours complètement à poil, à califourchon sur la bête dont il a réussi à serrer les appendices avant dans la jambe de son caleçon. Il écarte d’une poigne ferme antennes segmentées et redoutables mandibules tout en martelant de l’autre poing, celui qui tient la brosse à dents, la face complexe de l’insecte géant.

— Romy, poutrin, mets-lui sa mère ! s’écrie-t-il entre deux coups dans les yeux. 

Mais Romy, qui s’est posté derrière la créature, sa lance de fortune braquée sur le point faible et gélatineux qu’elle expose, demeure figé.

— Je peux pas… c’est trop dégueu, je peux pas, Singu !

Avec horreur, je vois que le cafard darde un bout de trompe rougeâtre en direction de Singu, qui ne sait pas comment réagir. Mais à cet instant, le bouchon du tube de dentifrice qu’il tient avec sa brosse à dents tombe, et un jet couleur liberté égalité fraternité tombe sur l’appendice mou.

Le cafard lâche une série de déclics furieux et rétracte immédiatement sa trompe. Singu, qui n’est pas étranger aux coups de pied dans les burnes et aux tacles dans les rotules, presse vigoureusement le tube et répand une quantité pornographique de dentifrice sur le faciès de la bête, qu’il badigeonne vigoureusement de cette pâte apparemment caustique et douloureuse pour elle.

Le cafard devient complètement fou, et Singu en profite pour lui balancer un petit jet de dentifrice sur le dos. Le produit crépite au contact de la gelée dorsale de la bête, mais il est déjà trop tard : des ailes commencent à émerger de l’échine de la bestiole. Elles ressemblent à des sacs poubelle que l’on déploie, mais se solidifient au contact de l’air.

Si ce machin se met à voler, on n’aura plus aucune chance de le neutraliser. Tout va se jouer dans les quelques secondes qui viennent pour la Brigade des Symboles Phalliques face à la bestiole alien.

Le cafard exsude de nouveau son liquide huileux, et Singu bascule en avant, éjecté par un soubresaut de la bestiole. Il effectue une roulade qu’on pourrait qualifier d’élégante si elle venait d’un gymnaste en justaucorps et pas d’un grand balèze poilu à oualpé accroché à un slip, et se réceptionne parfaitement face au cafard.

Avec un petit sourire, il braque le tube de dentifrice sur la gueule de la bête. Appuie.

Une petite goutte molle dégouline par terre. Plus de munitions.

Le cafard fait vibrer ses ailes désormais rigides.

Tacatacatac. Frrrrrrrrr.

Il est sur Singu, et, en appui sur ses six pattes arrière, lance vers lui les deux derniers appendices, pourvus de pinces noires et luisantes. Celle de gauche tranche net l’extrémité du tube de dentifrice. La droite claque dans le vide devant le visage de Singu, qui s’est plié en arrière juste à temps.

Nouveau coup de pinces, mais cette fois, la bestiole se fige de douleur. Je viens de lui balancer un coup de rouleau clouté dans les ailes, déchirant celles de droite. Faut que je trouve le moyen de débugger Romy, cela dit.

Je vais au plus simple.

D’un petit geste, j’abaisse son masque de nuit sur ses yeux et je lui dis :

— Tape !

Et il y va. La bagarre.

Il abat la crosse de hockey au hasard, mais il se trouve si près du cafard que la moitié des coups portent. Le premier fait craquer une patte chitineuse, le second plie l’aile gauche, et le troisième porte entre les ailes, dans l’interstice gluant dont elles ont émergé, le point faible de la blatte. La crosse passe tout droit, s’enfonçant d’une vingtaine de centimètres dans le dos du cafard pendant que Singu roule en arrière, à l’abri des coups de pince de la blatte agonisante.

Romy continue à taper un bon bout de temps, et je ne me prive pas de rouleau-à-pâtisser le machin histoire de ne pas laisser de place à l’incertitude. Au bout de quelque temps, c’est terminé.

Singu pousse un petit soupir. De derrière le lit de Romy où il s’est planqué, il brandit le reste de son tube de dentifrice.

— Dans tout ce bordel, j’ai pas eu le temps de compter non plus, dit-il dans une belle imitation de Clint Eastwood.

— Tu peux sortir, inspecteur carie, dis-je, essoufflé, en remontant le masque de Romy, qui s’arrête de frapper dans le vide.

— Qu’est-ce qui s’est passé, les mecs ? fait Singu.

La porte de l’appartement s’ouvre à la volée. C’est Steph, un peu échevelé.

— Le courant est coupé, les gars !

Ce qui explique que notre réveil, réglé pour sonner juste avant l’arrivée des cafards, tous les matins, n’ait pas daigné nous prévenir.

— Ca vient de… 

Romy ne termine pas sa phrase.

En général, ces temps-ci, toutes les emmerdes ont la même source. On se tourne tous vers le balcon, où les autres blattes se sont calmées et commencent à ramper sur les murs de l’immeuble, d’où elles vont profiter du soleil toute la journée, pour des raisons qu’on ignore. Le soir, quand la température redescendra, elles s’envoleront et traverseront le fleuve, en direction du centre ville que l’on aperçoit d’ici. Au bout de ce court trajet, elles se poseront sur la Chose.

La Chose immense qui a surgi de l’eau et qui est occupée à réduire la ville en tas de gravats. Cette Chose immense dont les autorités devraient s’être occupées depuis longtemps.

Cela dit, on ne peut en vouloir à personne de ne pas s’occuper de ce truc.

— Quelqu’un va regarder ? demande Singu.

Devant nos regards perplexes – “pourquoi nous plutôt que toi ?” – il baisse les yeux vers son entrejambe et hausse les épaules pour en appeler à notre sens de la pudeur. Jusqu’ici, ça ne l’a pourtant pas gêné de se balader le machin à l’air…

Mais je le comprends. Rien que jeter un coup d’oeil dehors est devenu dangereux. Non pas qu’on risque quoi que ce soit de la part des cafards maintenant qu’on a fermé la porte, mais ce truc, cette Chose, c’est pas normal. Pas compréhensible. Ca vous retourne l’estomac, ça vous fait monter l’adrénaline, et ça vous mélange le cerveau. Sa simple vue, vous savez. Rien que de la regarder, ça vous fait ressentir des trucs incompréhensibles.

Incompréhensibles, mais tout à fait clairs : tout le monde ressent exactement la même chose.

Quand on la regarde, on entend une odeur de cerises aigres.

Grands Anciens mon c*l ! (c) Sandy Julien 2020