Attention : cet article contient des spoilers et risque de vous gâcher le film si vous le lisez avant de l’avoir vu.

Avertissement

En guise de préambule, une petite mise en garde. Je sais que de nombreux spectateurs ont détesté l’Episode VIII. J’ai lu quelques diatribes dont ressortent deux éléments communs : une énumération des “erreurs” que compte le film et un refus de légitimité.
L’Episode VIII regorge effectivement d’absurdités cinématographiques et de maladresses (l’une d’entre elles m’a vraiment sorti du film, la tristement célèbre “Carrie Poppins” : j’en cherche encore le sens). Il reprend (comme l’Episode VII) quantité de scènes des films de la trilogie d’origine (mais rien ou presque de la prélogie). Les spectateurs “déçus” ont donc énuméré tous les éléments repris de L’Empire contre-attaque comme autant de preuves à charge pour refuser sa légitimité au film, allant même, pour certains, jusqu’à publier une pétition visant à écarter le film de la chronologie officielle. Beaucoup ont même prétendu que les personnages étaient “trahis”, etc.
J’ignore comment réfléchissent les spectateurs de cette catégorie : le film est là, l’histoire a pris cette forme, ce qui est fait est fait. L’autre point commun de ces “critiques” virulents, c’est qu’ils avaient une idée tout à fait différente de ce qui “aurait pu/dû se produire” selon eux. Je vais exprimer mes réserves relatives à l’opinion de ces spectateurs avec tout le tact que je peux rassembler.
La vision de Star Wars et de son évolution par Jean-Spectateur, je n’en ai strictement rien à cirer. Je suis joueur de jeu de rôle : si j’ai envie de refaire l’histoire, je peux le faire sans problème. J’aurais sans doute fait des choix différents si j’avais eu voix au chapitre dans la réalisation du scénario des films Star Wars (et de tous les films, en fait), mais honnêtement, personne n’en a rien à foutre de ma version d’Autant en Emporte le Vent où Rhett Butler est un zombie spatial de la planète Zéta. Et vous savez pourquoi ? Parce que cette version n’existe que dans ma tête. Elle est à moi. Si j’ai envie de la partager, j’écris Autant en Emportent les Zombies et je vois si ça touche un public.
Ce qui m’intéresse, en revanche, c’est de comprendre les motivations du scénariste et du réalisateur de l’Episode VIII : cette oeuvre-là est finie, elle est réelle et je peux juger sur pièces non seulement des intentions de ceux qui l’ont créée, mais également de la façon dont ils ont pu donner corps à ces intentions.
Il n’y a qu’une forme de critique intéressante à mes yeux (au moment où j’écris ces lignes) : celle qui consiste à examiner la forme de l’oeuvre pour tenter d’en décrypter le fond. C’est le seul exercice critique qui ne soit pas stérile. Je ne saurais trop vous recommander, dans ce registre, l’excellente série Chroma de Karim Debbache (visible gratuitement sur Dailymotion à cette adresse : https://www.dailymotion.com/video/x3lnp8j
Nombre des contempteurs de la prélogie (que je n’aime pas non plus) et des épisodes VII et VIII commettent l’erreur de confondre une constatation (ces films regorgent “d’erreurs” et de “redites”) avec un raisonnement : imaginer que ces “erreurs” sont systématiquement involontaires et que ces doublons tiennent uniquement du “fan service”, c’est s’attarder sur la forme sans jamais voir le fond. “X n’aurait jamais fait Y, c’est illogique” n’est pas non plus un raisonnement : c’est un fantasme, celui qui consiste pour celui qui l’énonce à s’imaginer capable de mieux comprendre tel ou tel personnage que le scénariste ou le réalisateur. Je ne prétends pas quant à moi comprendre mieux qu’un.e autre les thèmes et le fond des films de la série, mais l’exercice qui consiste à les chercher me semble autrement plus intéressant que d’énumérer des erreurs que n’importe quel spectateur est capable de déceler.

La Force et les midi-chloriens

Dans “Star Wars – Le making of” paru chez Akiléos en français, on trouve un document exceptionnel, qui dissipe à mon avis certaines idées reçues. Cet entretien entre George Lucas et Carol Titelman témoigne de la vision qu’avait le réalisateur de cet univers qu’il venait de créer. Il se déroula en plusieurs partie, entre juillet et août 1977. Il avait pour but de fixer les éléments essentiels d’un univers qui n’existait alors que sous forme de brouillons et de notes rédigés au fil de l’écriture du scénario de Star Wars (renommé par la suite A New Hope).

Sur la Force, Lucas déclare : “On dit que certaines créatures naissent avec une perception plus aiguë de la Force que les humains. Leurs cerveaux sont différents : ils ont plus de midi-chloriens dans leurs cellules.”
Première mention des midi-chloriens, qui date donc d’avant L’Empire contre-attaque, cette affirmation diffère très légèrement de ce que l’on entendra dans la prélogie : ici, ce sont “certaines créatures” différentes des humains qui possèdent plus de midi-chloriens. Dans La Menace fantôme, on nous rapporte que le taux de midi-chloriens mesure les aptitudes des individus sensibles à la Force. Qui-Gon Jinn y déclare en outre, en parlant d’Anakin : “Un garçon. Je n’ai jamais vu une telle concentration de midi-chloriens dans les cellules d’un être vivant. Il est possible qu’il ait été conçu par les midi-chloriens eux-mêmes.”
Cette citation est assez stupéfiante : les midi-chloriens, on ne sait plus trop ce que c’est, du coup… Simples “marqueurs” de la Force ? Ou créatures intelligentes capables de “créer” un être vivant ? (Dans l’univers étendu, c’est cette option qui a manifestement été choisie. On ignore encore ce qu’il en sera exactement dans l’univers cinématographique et le nouveau “canon”.)

En 1977, George Lucas ajoute :

“… tout ce que l’on sait, c’est que Luke est le dernier disciple de la Force encore en vie. (…) Tous ceux qui étudient et travaillent dur peuvent l’apprendre. Mais il leur faudra se débrouiller seuls.”

Lucas affirme toutefois que Luke a simplement fait le premier pas sur la voie de la Force et qu’il lui faudra bien vingt ans (!) pour la maîtriser réellement. Le réalisateur revit manifestement sa copie par la suite, puisqu’il fallut six ans seulement à Luke pour devenir un chevalier Jedi, ce qu’il affirme à la fin du Retour du Jedi en n’ayant pourtant suivi qu’un enseignement extrêmement restreint de la part d’Obi-Wan et de Yoda (autant qu’on sache, la seule formation qu’il a reçue est celle prodiguée sur Dagobah).

A l’origine, la Force a donc un caractère mystique, dans le sens classique du terme : l’accès aux “mystères” suite à une initiation. La première trilogie souligne le caractère mystérieux de la Force, et Lucas oublie les midi-chloriens en chemin pour insister à la place sur le cheminement intérieur de Luke. On est même dans une conception médiévale de la mystique : la quête intérieure l’emporte sur les relations de maître à disciple, qui sont pour le moins fragmentaires et chaotiques. C’est le disciple qui cherche le maître et non l’inverse : la “religion” qui est née autour de la Force n’est pas formalisée (du moins pas encore, on le verra par la suite… ou plutôt dans le passé), c’est une voie de découverte de soi et d’accomplissement personnel. Luke choisit Ben comme mentor, puis recherche activement l’enseignement de Yoda.
Luke est un héros contestataire : il agit au mépris des mises en garde de Yoda et d’Obi Wan. Ceux-ci se trompent d’ailleurs à peu près systématiquement dans leurs prédictions : alors qu’ils estiment impossible de sauver Vador, c’est la détermination de Luke qui permet de le ramener du côté lumineux de la Force. Mais ceci n’est qu’un détail.
Dans la trilogie d’origine, la Force devient vite une affaire de famille : Lucas avait beau prétendre en 1977 que de nombreux individus pouvaient accéder aux pouvoirs de la Force, on ne les verra pas dans les épisodes IV, V et VI. Les Jedi ont disparu en tant qu’ordre (“après moi, le dernier des Jedi tu seras” affirme Yoda sur son lit de mort), c’est un fait. Mais s’il existe des individus sensibles à la Force en dehors des Jedi, on n’en entendra jamais parler… ni maintenant, ni dans la prélogie, d’ailleurs. Tout au plus verra-t-on qu’il existe des personnages immunisés contre les “ruses de Jedi”, comme Jabba le Hutt.

Prélogie

La trilogie donne un caractère héréditaire, voire dynastique à la Force. Les Skywalker semblent en être les détenteurs exclusifs. Par droit du sang ?
La prélogie le confirme en biaisant : ce sont les midi-chloriens qui mesurent la Force chez les humains. Il paraît donc logique que la “Force soit puissante dans une famille”. Dans la prélogie, on passe toutefois à une conception différente des détenteurs de la Force. Ils sont organisés en “ordre”, avec une hiérarchie, des “maîtres”, des “padawans”.
Bref : de la conception mystique de la Force, on passe à une Eglise organisée. C’est d’ailleurs cette Eglise qui recherche ses membres et non l’inverse. Les jeunes Jedi sont recrutés dans des circonstances parfois glaçantes, si on s’en fie à l’exemple d’Anakin : ancien esclave, il est arraché à sa mère pour subir une autre sorte d’esclavage, psychologique et émotionnel celui-là.
En effet, l’Ordre Jedi est présenté comme une organisation rigide, dont les membres se laissent facilement leurrer par des “prophéties” bien fumeuses (et autoréalisatrices). En refusant l’amour à Anakin, c’est l’Ordre Jedi qui le pousse vers la duplicité et le côté obscur. Le futur Empereur, lui, n’a aucun mal à jouer les oncles bienveillants auprès d’un Anakin torturé par le carcan idéologique des Jedi.
Dans la prélogie, plus question de mysticisme : le seul Jedi individualiste, Qui-Gon Jinn, meurt dès l’Episode I. Tous ceux que nous verrons par la suite sont d’insupportables réactionnaires qui soutiennent un ordre politique déliquescent. Installés dans le luxe, ils sont bien loin des préoccupations du peuple…
Et pourtant, quelques-uns des membres de l’Ordre Jedi sortent du lot. Obi Wan, forcément : il profite de sa brève visite dans un tripot pour guérir de son addiction un quidam drogué, preuve que les membres de l’Ordre agissent à un niveau individuel, humain. Et pourtant, Qui-Gon arrache bel et bien Anakin à sa mère, qu’il pourrait sans doute racheter, mais qu’il décide d’abandonner définitivement : Anakin n’aura plus jamais aucun contact avec elle. L’Ordre Jedi est abusif, oppressif, et Yoda aura beau jeu de déclarer dans L’Empire contre-attaque “personne par la guerre ne devient grand” alors qu’il a lui même privilégié une approche martiale au conflit de la prélogie (conflit dont les enjeux, bien plus vastes que ceux de la prélogie, sont au final insignifiants, dilués dans une intrigue politique artificiellement complexe).
De tremplin vers l’épanouissement individuel, la Force est devenue un simple emblème de pouvoir, un enjeu, une ressource dans la prélogie. Elle est le monopole des Jedi (et des Sith, bien sûr). La prélogie verrouille l’accès à la Force : soit on est un Jedi (et on est repéré puis intégré à l’Eglise Jedi), soit on est un Sith (et donc un mal à éradiquer coûte que coûte). Encore une fois, aucun individu sensible à la Force en dehors des Jedi (sauf erreur de ma part).

Parenthèse : Jeux de rôle

Curieusement, s’il existe un support qui va souligner l’aspect “démocratique” de la Force, c’est le jeu de rôle. Dès la version de West End Games, on y affirme que tous les personnages se servent de la Force, parfois à leur insu : un pilote qui accomplit des prouesses a peut-être bénéficié d’un coup de pouce de cette force, qui reprend son caractère mystique puisqu’elle redevient accessible à tous, et ne se limite pas à une population “d’élus” que seraient les Jedi.
Cette définition de la Force va se retrouver dans les épisodes VII et VIII.

La postlogie (oui ben je voudrais bien vous y voir, vous, à choisir des titres…)

On entend un nouveau mot à la mode dans les critiques de films (en particulier dans les franchises Marvel et Star Wars) : “déconstruction”. Les scénaristes montrent patte blanche en manifestant leur connaissance des thèmes essentiels d’une franchise… puis ils en démontent la logique absurde pour poser les bases de quelque chose de nouveau et se démarquer radicalement du modèle “classique”.
La déconstruction à l’oeuvre dans Star Wars passe par un retour aux sources, et surtout à cette question essentielle : qu’est-ce que la Force ? S’agit-il simplement d’un phénomène rationnel lié au taux de midi-chloriens ?
Le film répond sans ambiguïté, en élucidant le “mystère” qui a agité la communauté de fans depuis l’Episode VII : “qui est Rey ?”
Venue de “nulle part”, fascinée par les Jedi, Rey peut être considérée (c’est une interprétation parmi tant d’autres) comme la représentation des fans de Star Wars. Par conséquent, les fans lui inventent une généalogie “logique” dans le cadre de la franchise : si l’on se fie à cette logique instaurée dans la trilogie (et la prélogie, de façon différente), Rey ne peut être que l’héritière d’une grande lignée. On pense évidemment à Skywalker (Luke ou Leia), mais certains évoquent la possibilité que Rey soit la petite fille d’Obi Wan Kenobi : pourquoi pas ? L’idée est fascinante, mais encore une fois, elle verrouille l’accès à la Force, et symboliquement, à l’univers Star Wars : ne peuvent y accéder que les initiés, les élus. L’univers Star Wars n’appartient donc qu’aux fans de la première heure et à leur descendance. Comme celle élaborée autour de la Force, l’appréciation de Star Wars est devenue un culte, qu’il s’agisse d’une religion élaborée en ordre (comme la communauté des fans qui existait lorsque la prélogie est sortie) ou d’un culte des mystères (dont l’attraction s’exerçait au niveau personnel, par une sorte de fascination, comme celle suscitée par le premier film, mais qui nécessitait une intronisation, une initiation).
La révélation de l’Episode VIII balaie ces illusions : Rey n’est que Rey… et c’est bien suffisant. Elle n’a pas à tirer sa légitimité d’une ascendance artificielle (on a beau s’extasier sur les incohérences de la série, la plus flagrante consiste selon moi à faire reposer systématiquement le destin de la galaxie sur les épaules d’une famille, dont les membres se font tour à tour bourreaux et rédempteurs) : Rey “est sa propre personne” comme dirait un amateur d’anglicismes. Son destin n’appartient qu’à elle. En face, Kylo Ren, malgré toutes ses prétentions à la liberté, reste enfermé dans le carcan des anciennes valeurs : une fois que Rey refuse de régner à ses côtés, il se replie sur l’ordre d’autrefois en devenant le nouveau suprême leader. C’est en cela qu’il échoue : incapable de réaliser seul son espoir de rénovation, il reste prisonnier des erreurs du passé, qu’il reproduit consciencieusement. Le personnage de Ben/Kylo Ren, passe du pathétique de l’Episode VII au tragique dans l’Episode VIII. Il y aurait beaucoup à dire sur ce parcours navrant, et sur ce personnage passionnant.

La conclusion de l’Episode VIII

La fin du film est amère : il ne reste rien des héros d’autrefois. Luke a disparu, comprenant peut-être le dernier mystère de la Force après avoir sacrifié ses dernières énergies (sa scène finale, au montage étrange, est extrêmement curieuse). Han est mort, victime de son propre fils. Leia a passé le relai à Poe. Chewie n’est plus qu’un accessoire. Les droïdes sont devenus des objets dépourvus de personnalité, pour laisser la place à leur version 2.0 en la personne de BB8.

Et pour la première fois à l’écran, nous voyons un jeune garçon sensible à la Force qui brandit un manche à balai comme un sabre laser. Il incarne évidemment la nouvelle génération de spectateurs et transmet un message essentiel. Star Wars n’est plus une franchise “fermée” : la Force n’est plus le monopole d’une famille ou d’un ordre, elle est en chacun d’entre nous, et chacun est invité à prendre part à cet univers Star Wars restauré. Ce retour aux sources assumé est la plus belle réussite du film. Il ne s’agit pas de “fan service” mais de générosité. Pas de déconstruction, mais plutôt une ouverture.
La question qui reste en suspens est la suivante : qui répondra à cet appel ? Les nouvelles générations de spectateurs se laisseront-elles entraîner dans la galaxie lointaine, très lointaine ?