Je viens de lire un article consacré à la série Friends. C’était une excellente série, que j’ai visionnée plusieurs fois, chaque fois avec énormément de plaisir. Il y a plus de dix ans.

Et puis je l’ai revue récemment.

Beaucoup de choses me font encore rire, et la tendresse que j’éprouve pour les personnages ne s’est pas émoussée.

Mais il faut bien reconnaître que Friends a mal vieilli. Il paraît que de nombreux aspects de Friends agacent les millenials. Vous savez, ces gosses qui font des fautes dans leurs SMS, qui ont des goûts de chiottes, qui ne savent pas apprécier ce qu’est beau, les petits merdeux.

Et effectivement ils ont des goûts de chiotte. Mais cette génération de petits merdeux, née dans un contexte de bouleversement sociétal, n’apprécie pas vraiment les déclarations homophobes, transphobes et racistes. Quand une série ne présente que des personnages blancs hétéros cis, ça les défrise, ces petits merdeux. Quand un scénariste se sert d’un personnage comme bouc émissaire au motif qu’il est gros, curieusement, ça ne passe pas chez les millenials. Régulièrement ils vont jouer les Social Justice Warriors en expliquant que non, “c’est pas parce que c’était comme ça avant que ça doit le rester, et moi j’en ai rien à foutre que Michel Leeb te fasse marrer, il est raciste, point”.

Quand on entend ça, une seule conclusion s’impose.

 

Les merdeux, c’est pas eux, c’est nous

Quand on se penche sur la série Friends (et sur une majorité des oeuvres culturelles d’une génération, en général), on constate qu’elle véhicule les préjugés de son temps. Je viens de revoir l’intégralité de la série sur Netflix, et il n’y a pas photo : Friends est clairement grossophobe. Et homophobe. Et (un aspect que ne soulignait pas l’article que j’ai lu ici http://www.slate.fr/story/156290/serie-friends-sexiste-homophobe-grossophobe?utm_campaign=Echobox&utm_medium=Social&utm_source=Facebook) scientificophobe.

A plusieurs reprises, Ross (qui est étiqueté “coincé de service”) manifeste son goût pour la science : il travaille dans un musée par passion, il aime les documentaires animaliers, il lit manifestement autre chose que des magazines de mode et des programmes télé, etc. Systématiquement, cet aspect de sa personnalité est tourné en ridicule, et lorsqu’il raille les convictions ridicules de Phoebe (qui voit sa mère réincarnée en chat, qui se sent investie par le fantôme d’une vieille dame, etc.), c’est lui qui reçoit un retour de bâton, la série affirmant que les croyances irrationnelles peuvent tout à fait coexister avec les avancées de la science (on ne va pas y aller par quatre chemins : je suis dans le camp de James Randi et du professeur Broch sur ce coup-là ; cela dit, je suis tout à fait d’accord pour ne pas stigmatiser ni railler les convictions d’autrui, à condition qu’elles ne débouchent pas sur des comportements néfastes… oui, c’est flou, mais je développerai sans doute une autre fois sur ce point : qu’il vous suffise de savoir que je suis à la fois fan de séries fantastiques et de films consacrés au surnaturel d’une part, et un fervent adversaire des charlatans de tout poil d’autre part). Bref, Ross, qui est un nerd, passe pour un drôle d’oiseau qui a de bien curieux passe-temps, alors que la folie de Phoebe (qui n’est qu’une façade, puisque Phoebe renonce assez systématiquement à ses convictions dès que son intérêt est en jeu) semble tout à fait excusable, voire charmante.

Je ne vais pas cracher sur la série : j’adore le personnage de Phoebe, que je trouve tout à fait adorable. Dans la réalité, j’aurais sans doute envie de l’énucléer avec une cuiller à pamplemousse, cela dit.

Euh, bref : la série véhicule les préjugés de son temps.

Ce qui est super bizarre. Parce que je me rappelle tout à fait avoir eu des discussions avec des amis (la série m’avait été très chaudement recommandée par un ami gay, qui en était fan au point d’avoir mené une campagne subtile mais constante pour me convertir aux vertus de Friends) où nous évoquions l’aspect avant-gardiste des thèmes de la série : “tu te rends compte, ils parlent ouvertement de l’homosexualité, c’est comme dans la vraie vie, ils osent des trucs incroyables.”

Si si, en vrai. On trouvait Friends avant-gardiste.

Non, je reprends : les merdeux, c’était nous, mais avant

Le monde a changé, comme dirait cette bonne vieille Galadriel. Le monde change tout le temps. Et il existe un lien de corrélation entre le monde tel que le reflètent les oeuvres culturelles et le monde tel qu’il est à l’instant T.

Ca ne date pas d’hier. Déjà aux XIIe-XIIIe siècle, la saga du roi Arthur et des chevaliers de la table ronde relatée par Chrétien de Troyes et d’autres scénaristes de séries-lutrin (ouais, à l’époque, c’était plutôt sur le lutrin qu’on avait des chances de découvrir les aventures de personnages fictifs) présentait un roi du VIe siècle (l’Arthur authentique daterait de cette époque, ou des environs, j’ai la flemme de chercher) qui vivait à la façon des souverains contemporains des auteurs. Ces récits transmettaient l’image d’une société idéalisée, exaltant les vertus désirables au travers du portrait des super-héros de l’époque, Lancelot et ses potes. Petit aparté : pour moi, c’est d’ailleurs la grande réussite d’Alexandre Astier que d’avoir transposé les récits arthuriens dans un vocabulaire moderne, avec des préoccupations modernes (François Cavanna s’était livré à l’exercice dans une série de romans dont Les Fosses Carolines, mais avec moins de succès).

La culture est un miroir

Bref : la culture reflète la réalité, ou du moins une partie de la réalité sociale. Mais comme les acteurs de la culture ont leur mot à dire, ils pimentent évidemment leurs récits de leurs propres idées sur l’évolution sociale, qu’elle soit réelle ou fantasmée. Friends ne fait pas exception à la règle.

Conclusion ? Friends présentait effectivement des choses inédites *pour l’époque*. Aujourd’hui, l’évolution sociale a rattrapé la série, et l’a dépassée de très loin (heureusement). Dans le contexte de libération de la parole et de rejet des préjugés actuels, il devient difficile de ne pas analyser la série au travers d’une grille de réflexion qui la fait désormais paraître sous un jour peu flatteur.

 

En fait y a pas de merdeux, y a que des gens qui changent

Et pourtant, j’aime toujours Friends. Simplement, je ne m’y reconnais plus.

Je ne me pose plus, aujourd’hui, la question de l’époque : “tu te sens plus Ross, Joey ou Chandler ?” (j’aurais répondu “Phoebe”, certainement). Je ne me sens plus d’atomes crochus avec ces personnages. Ou plutôt je ne me sens d’affinités qu’avec certains de leurs aspects désormais. Et je refuse en bloc certains autres.

Un constat s’impose toutefois : on ne peut plus regarder Friends de la même façon aujourd’hui. Et on ne DOIT pas refuser d’entendre le discours des “millenials” qui y voient le reflet d’un monde qui ne ressemble pas à leurs aspirations. En tant que quadragénaire (bien mûr mais pas tout à fait liquide), quand je regarde un film des années 50, je peux tout à fait être charmé par certains détails vestimentaires, et même par certaines vertus des personnages, mais les aspects sexistes, racistes et autres “istes” en pagaille me sautent aux yeux. Revenir à la société de la génération précédente ? Pas question. Ben je crois que c’est la même chose pour les “millenials”. Et poutrin, ils ont raison.

La culture n’est pas un miroir : c’est un portrait. Elle ne reflète que la réalité et les aspirations de ses contemporains.

 

Doit-on abandonner Friends ?

J’ai une tendresse particulière pour cette série, qui a bercé des années dont je conserve beaucoup de souvenirs agréables. Pour autant… doit-on rééditer “les aventures de Bamboula ?” Oui, je mets ça sur un pied d’égalité, c’est un raisonnement biaisé, j’en ai conscience.

Je reformule. Doit-on conserver des oeuvres entachées de sexisme, de racisme, etc., au motif qu’elles ont par ailleurs d’autres qualités ?

Je reformule. Doit-on les conserver sans porter sur elles un regard critique ?

Ca fait beaucoup de reformulations. Et pas énormément de réponses.

Une chose est certaine, on ne peut pas :

  • refuser de percevoir les aspects gênants des oeuvres de l’époque : il ne s’agit pas de fustiger la série dans son entier, mais d’en détecter les caractères malaisants. Je peux faire abstraction de pas mal de choses, et ça ne me pose donc pas de problème.
  • défendre ces aspects gênants au motif qu’ils font “partie de l’oeuvre”, qu’elle ne peut exister sans eux.

“Bamboula” peut-il exister sans le racisme de son propos ? (je vous laisse vous documenter sur cette bande dessinée bien faisandée.) Non. Hop, poubelle.

La série Friends peut-elle exister sans ses aspects homophobes, grossophobes et racistes ? J’aurais tendance à dire “p’têt ben qu’oui’.

Parce qu’en réalité, je suis convaincu que si l’on tournait Friends aujourd’hui, les scénaristes éviteraient la majorité de ces aspects gênants. La télévision a évolué, et le regard qu’on porte sur les séries également. Nous savons par exemple que les séries télévisées ne sont pas des sous-produits, ni des remplaçantes du cinéma, mais qu’elles constituent des oeuvres distinctes, dignes d’intérêt et d’analyse.

Mais là je biaise à MORT. Mon argument consiste à attribuer une intention aux scénaristes, à me dire que “c’est pas leur faute”. Bref : j’aime toujours Friends et je voudrais lui trouver, sinon un alibi, au moins des circonstances atténuantes. Je ne suis pas sûr que ça suffise.

Nous savons que les séries télévisées comptent et que l’on ne peut pas y raconter n’importe quoi sous prétexte qu’il ne s’agit que d’un “divertissement” (et ça fonctionne aussi pour énormément d’autres divertissements, y compris les jeux de rôle, je dis ça je dis rien).

Peut-on abandonner Friends ?

Bien sûr que oui.

Vingt ans après sa diffusion, la série craque déjà aux entournures. Si on attend encore vingt ans, comment vieillira-t-elle ?

La réponse ? On s’en fiche. Friends est encore regardable, quoique beaucoup moins agréable maintenant que les défauts apparaissent. C’est comme le Seigneur des Anneaux : difficile aujourd’hui de ne pas tiquer devant certaines incrustations qui paraissent aujourd’hui “maladroites”, devant des effets numériques qui sautent aux yeux…

Dans d’autres séries, les scénaristes semblent prendre conscience des rapports problématiques qu’entretiennent certains personnages. Dans un story arc court de la dernière saison de The Big Bang Theory, le comportement de Howard est qualifié d’abusif et de raciste vis à vis de Raj, par exemple. Opportunisme ou réelle intention de rattraper l’évolution des mentalités pour une série à cheval entre plusieurs générations ? (et problématique à plus d’un titre dans sa représentation des nerds, mais c’est une autre histoire.)

Les “effets sociétaux” de Friends ne fonctionnent plus comme lors de sa première diffusion. On voit les incrustations de thèmes sociaux, c’est mal détouré, tout ça.

Friends est encore regardable, mais cette série n’est plus un miroir de la société : elle est devenue un tableau, un cliché (j’utilise ce mot en connaissance de cause) d’une société qui n’existe plus. Je ne suis pas prêt à la remiser dans un vieux carton, au fond du grenier. Mais il faut bien reconnaître que la série fait désormais partie du passé. Je compte parmi ceux qui n’espèrent en aucun cas un retour de la série (d’autant que des tentatives comme celle de Gilmore Girls me confortent dans l’idée que la magie d’une série réside également dans son placement dans le temps, et qu’on ne retrouve pas cette magie facilement).

Comment s’étonner qu’une génération entière ne se retrouve nullement dans les stéréotypes et les situations qu’elle utilise ? 

On n’a qu’à dire qu’on la garde, mais qu’on accepte le fait que désormais, “Friends” soit has-been. Que la société a évolué et que désormais, les personnages sont ridicules pour d’autres raisons que celles prévues par les scénaristes. Je vais dire que ça me convient.

Est-ce que je vais remater Friends régulièrement comme à une époque ? Je crains bien que non. Je vais laisser la série sombrer tranquillement dans mes oubliettes mentales personnelles, en ne conservant que les bons souvenirs. Ce n’est pas si mal, et je crois que je m’en contenterai.