J’ai profité de ma semaine de vacances pour voir l’excellent Joker de ce blaireau de Todd Phillips. J’ai adoré le film, parce qu’il a nourri ma réflexion, parce qu’il est brillamment filmé et interprété, ce qui ne m’empêche pas d’y déceler des choses tout à fait problématiques.

Et comme dans tout bon article nombriliste, je vais commencer par vous parler de moi. Et surtout de ma relation avec le Joker. Même si je connaissais le personnage auparavant (il est quand même apparu dans un épisode de Scooby-Doo sous le nom de “Rigolard”), je ne m’y suis réellement intéressé qu’à l’époque de la “batmania”, en 1989, quand le film de Tim Burton a déferlé sur la planète. Jack Nicholson y offrait une interprétation du Joker éblouissante sans pourtant bouffer tout le film, contrebalancé par un Michael Keaton surprenant dans le rôle-titre. Immédiatement après, je découvris “The Killing Joke” (dont j’avais loupé la première partie, que je ne lirais que des années plus tard) dans USA Magazine : de quoi me retourner le cerveau et me faire réfléchir sur le personnage. Le Joker est un de mes méchants favoris.

https://www.youtube.com/watch?v=3GrdL_bLyoI
Premier crossover entre Scooby-Doo et Batman. Malheureusement, il s’agit de la VO. Dans la VF, le Joker était rebaptisé “Rigolard”, ce qui me fait bien rigolay.

Par conséquent, en voyant la première bande-annonce du film de Phillips, j’ai été époustouflé : de toute évidence, le film empruntait une partie de ce qu’avait apporté Alan Moore au personnage (sa carrière de comique plus ou moins raté, un quotidien sordide) tout en s’en démarquant radicalement : ce Joker-là n’allait certainement pas plonger dans un bain d’acide pour révéler sa vraie nature…

Connaissant le talent de Joaquin Phoenix (à prononcer : rouaquine, comme dans the rouaquine dead, par exemple…), j’avais été séduit par ce trailer formidable, monté sur une musique qui lui conférait un charme rétro, et avec des images montées et filmées avec talent. D’ailleurs, voilà :

Le trailer offrait un contraste saisissant entre la voix douce mais lasse de Phoenix d’une part, et des images de plus en plus violentes d’autre part. Pas de Batman ici, juste le Joker et sa descente aux Enfers rappelant le postulat d’Alan Moore dans “The Killing Joke” : il suffit d’une journée pour faire basculer la vie d’un individu, pour en faire quelqu’un, ou plutôt quelque chose d’autre. Bien sûr, cette journée est en réalité l’aboutissement d’un long processus d’usure. Le film se consacre à montrer ce processus.

Critiques

Joker, qui cumule déjà pas loin de 3 millions d’entrées à l’heure où j’écris ces lignes est déjà un grand succès populaire. Ce qui ne l’empêche pas, évidemment, de se faire éreinter par certains critiques qui y voient : un film vide, un excès de zèle sans talent de la part de Phoenix (qui “loucherait vers la statuette”, ce qui m’étonnerait un poil de la part du bonhomme, lequel n’en a probablement pas grand chose à cirer, mais c’est mon interprétation personnelle de la carrière d’un mec qui est capable de “disparaître” 2 ans du show-biz juste pour faire une grosse blague sous forme de film canular...), un réalisateur sans talent…

Je ne suis pas fan, en général, de la critique ciné. Je pourrais ressortir la jurisprudence Star Wars (celui de 1977) et les critiques loin d’être dithyrambiques sur ce qui est devenu un modèle à bien des égards (en termes de narration en particulier), mais ça n’aurait pas énormément de sens. La majorité des critiques s’appuient sur deux éléments : vacuité du film et surjeu de Phoenix. Je vais vite passer là-dessus : j’ai vu énormément de choses dans Joker (au point que j’ai du mal à savoir par quoi commencer), et Phoenix est tout simplement génial dans son interprétation.

De vacuité, je n’en ai pas trouvé dans Joker. À vrai dire, le scénario m’a fasciné : aucune pause dans l’évolution de situations dont les enjeux sont posés dès les premières minutes du film. L’exposition est un vrai modèle : il suffit de quelques plans pour placer l’ensemble de la situation et d’expliquer non seulement le personnage d’Arthur, mais l’univers de misère où il évolue : une version absolument effroyable de Gotham. Ensuite, l’action avance sans jamais ralentir (au point que le personnage principal se trouve presque catapulté hors de l’intrigue dont il n’est plus qu’un simple spectateur à la fin). Quant à Phoenix (qui a basé son interprétation, et en particulier celle de son handicap, sur l’observation de patients atteints de rire pathologique), il fait d’Arthur Fleck un personnage à la fois alourdi, plombé par la vie, et léger comme la fumée d’une cigarette.

L’homme qui fume

La cigarette occupe une place à part dans le film. Il faut vraiment que je le revoie, et je vais donc peut-être dire des conneries dans ce qui suit, parce que j’ai eu l’impression très forte que la cigarette avait un rôle précis dans la représentation de l’évolution du protagoniste, mais il faudrait vraiment noter tous les passages où il fume pour être sûr. Je vais donc limiter mon propos en attendant d’avoir le Blu-ray du film et de pouvoir m’y pencher sérieusement…

Arthur est handicapé : il souffre d’une affection qui le fait rire lorsqu’il se trouve en situation de stress. Cet aspect de sa vie le singularise et l’isole, provoquant des situations de véritable torture sociale. Phoenix interprète le handicap avec énormément de sensibilité : Arthur a plusieurs rires, et celui qu’il subit lors de ses crises d’angoisse est caractéristique, accompagné d’une toux et d’une déglutition particulières qui ne laissent aucun doute sur la nature du rire en question. Le visage crispé, tordu par l’anxiété, Phoenix est pris de spasmes douloureux : c’est un homme qui se noie. En société, Arthur a un rire forcé : lorsqu’il entend les blagues dégradantes d’un de ses collègues, il pousse un hennissement bref pour marquer son appartenance au groupe, pour rester plus ou moins intégré à la microsociété que forme le groupe de clowns auquel il appartient. Il assiste à un spectacle comique en prenant de laborieuses notes, et en riant en décalé par rapport au public : affligé d’un rire pathologique, surnommé “Joyeux” par sa mère (“Happy” en VO), Arthur ne sait pas rire réellement. Il n’aura de véritable sourire qu’en toute fin de film, et affirme à sa psy qu’il n’a “que des idées noires”. Le film ne comporte d’ailleurs aucun “gag” réel : les rares passages d’humour se font toujours au détriment douloureux d’un personnage (la séquence avec le clown de petite taille ne parvenant pas à ouvrir le verrou de chez Arthur est effroyable).

Arthur possède une carte où figure un message indiquant qu’il est handicapé et souffre de rire pathologique. La carte apparaît deux fois dans l’intrigue : la première lorsque, dans un bus, il éclate de rire alors qu’une femme l’agresse verbalement (parce qu’elle pense qu’il importune son fils). Lorsque cette scène s’achève, Arthur, en situation de vulnérabilité parce qu’il est victime de son handicap, n’est pas reconnu comme handicapé : les autres occupants du bus lui jettent des regards interloqués ou gênés. Non seulement il ne reçoit aucun secours, mais il n’est même pas reconnu comme souffrant. Cette situation (que ceux qui souffrent de handicaps “invisibles” et/ou de dépression, par exemple, connaissent bien), se répète plus tard : les deux policiers qui enquêtent sur les meurtres commis dans le métro émettent des doutes quant au handicap d’Arthur. “Vous avez cette carte, mais c’est vrai ou c’est pour votre numéro [sous entendu : de clown] ?” demande l’un d’entre eux. Arthur refuse de répondre : “à votre avis ?” dit-il, juste avant de s’écraser douloureusement contre une porte vitrée. Même lorsqu’il cherche à être sérieux, à souligner la gravité de son état, il ne parvient qu’à passer pour un clown pathétique.

Rien que de la misère

Le réalisateur charge énormément le quotidien d’Arthur, qui ne subit que des revers. J’ai lu çà et là que certains lisaient le film comme une justification des incels : Arthur se comporte de façon particulièrement louche vis à vis de sa voisine (interprété par Zazie Beetz, qui a un nom qui ferait un sacré carton au scrabble), allant jusqu’à la prendre en filature et à s’infiltrer chez elle. Il fantasme une relation amoureuse avec elle que le film nous laisse prendre pour réelle : les réactions de la jeune femme sont pour le moins surprenantes (au point que j’ai poussé un ouf de soulagement en comprenant qu’il ne s’agissait que des rêves éveillés d’Arthur) jusqu’à ce que le réalisateur nous laisse voir la réalité, et non plus seulement les fantasmes d’Arthur. Arthur a manifestement un imaginaire sexuel important pour lui, puisqu’il colle dans son “journal de bord” (celui où il recense également ses blagues et ses observations) des photos pornographiques, mais il vit avec sa mère dans une relation que l’on peut considérer comme incestueuse… ou pas.

En effet, Arthur fait prendre le bain à sa mère, regarde la télévision avec elle sur son lit, danse avec elle (après ce qu’il qualifie d’un “super rencard”, rencard qu’il n’a fait qu’imaginer, mais nous ne l’apprendrons que plus tard dans le film)… eeeeeeeeeet… ben c’est pas si oedipien que ça. Arthur et sa mère vivent dans un minuscule appartement, ne bénéficient manifestement que de peu d’aides sociales : il y a de grandes chances pour qu’Arthur soit obligé de s’occuper physiquement de sa mère grabataire et qu’il passe beaucoup de temps avec elle. Et comme en plus, je n’adhère pas vraiment aux théories de fiente de la psychanalyse, bah je vais laisser un peu ça de côté. Le film présente-t-il des signes symboliques plus forts d’une relation incestueuse ? Eh ben je ne sais pas du tout, en fait…

Où j’en étais ? Arthur, incel ou pas incel ? Compliqué de se faire un avis. Arthur fantasme sur des photos porno et sur sa voisine, il n’a pas de petite amie, et le réalisateur souligne fortement que le monde entier lui en veut. Pour autant, a-t-il un comportement misogyne ? Je n’en ai pas l’impression (je peux carrément me tromper). D’autant que le réalisateur ne nous donne aucun indice sur la conclusion de son idylle fantasmée…

Lorsque Arthur sort de chez sa voisine, après qu’elle l’a découvert assis sur son canapé en train de ruminer de sombres pensées, nous ignorons comment s’est terminée cette visite. Nous n’entendons pas la voix de Zazie Beetz (j’ai oublié le nom de son personnage…). Un peu plus tard dans l’action, nous entendons des sirènes de police et nous voyons la lumière d’un gyrophare, mais faut-il relier précisément cela à la visite en question ?

Bref : Arthur a-t-il tué la jeune femme ? Le plan où il sort du bureau de la psychiatre, en fin de métrage, nous rappelle sa sortie de l’appartement de la voisine, nous laissant entendre qu’il l’a effectivement assassinée… ou pas.

Le roi de la blague

Le réalisateur laisse planer le doute. Il ne s’agit pas simplement de poser un cliché d’une époque sans prendre position (une époque qui n’est pas la nôtre, d’ailleurs ; le film se déroule dans les années 1980, et plus précisément en 1981 si on se réfère à deux éléments qui le datent : l’affiche du film Wolfen dans la rue où les Wayne se font assassiner et le film “Zorro and his gay blade” à l’affiche du ciné dont ils sortent) : le réalisateur est bien mû par une intention, qu’il ne révélera pas. À la psychiatre, Arthur dit qu’elle ne comprendra pas l’ultime blague. S’agit-il de celle du réalisateur ? Celui-ci a affirmé qu’il révélerait un jour ce que signifie cette phrase, mais qu’il préfère attendre de voir les interprétations du public (il n’est donc pas un connard à tous les coups, même si j’ai du mal à lui pardonner son “ouin ouin on peut pus rien dire” d’origine).

En effet, Todd Phillips fait une blague dont nous, public, sommes à la fois complices et victimes. Il triche volontairement avec nous (en nous cachant que la relation de Phoenix et Beetz est factice), nous fait ses excuses en nous expliquant qu’il s’agissait d’un fantasme, puis nous replonge dans le doute. De tout ce que vit et expérimente Arthur, où est la réalité et où est la fiction ? Est-il vraiment porté en liesse par la foule des émeutiers de la fin ? A-t-il réellement commis les meurtres du métro ? Dès lors, tout est sujet au doute. Précisément comme dans King of Comedy.

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L’influence de Scorsese

Phillips est un fan autoproclamé de Martin Scorsese, le vieux c… euh, le réalisateur qui devait d’ailleurs produire Joker à l’origine. Mais Scorsese s’est retiré du projet (laissant toutefois derrière lui nombre de ses collaborateurs habituels). Les plans et l’atmosphère du début du film constituent manifestement un hommage au cinéma de Scorsese, et le film se réfère notamment à son King of Comedy (La Valse des pantins en français, un des films de Scorsese ayant le moins bien marché malgré des critiques correctes) avec Robert de Niro (qui interprète ici un animateur télé). Dans King of Comedy, de Niro interprète un aspirant comique qui, comme Arthur Fleck, fantasme une relation avec son idole télévisuelle (interprétée par Jerry Lewis, dans un rôle situé aux antipodes de son registre habituel). Chez Scorsese comme chez Phillips, la frontière entre réalité et fantasme est floue. Phillips va d’ailleurs emprunter à Scorsese un passage particulier : lorsque Arthur exerce pour la première fois devant un public, nous n’entendons pas ce qu’il dit. Nous ignorons donc si le public a bien réagi, et nous le voyons ensuite sortir, serein, avec le personnage de Beetz. Il est évident par la suite qu’il s’est planté, contrairement à de Niro dans King of Comedy, où la situation est inversée : Rupert Pupkin, le personnage de de Niro, accède bel et bien à la célébrité et se révèle bien meilleur comique que fan…

La fin de Joker reprend également le thème de King of Comedy : Arthur “prend en otage” le personnage de Robert de Niro, Murray Franklin (dont le nom apparaît, sur le plateau de l’émission, dans une police de caractère réminiscente des séries animées Batman…). Va-t-il se suicider en direct comme le reste du scénario semble le laisser entrevoir ? Non, évidemment : Phillips joue simplement avec le suspense. Son public sait bien que le Joker ne peut pas disparaître avant même d’avoir affronté réellement Batman. Batman qui est invisible ici, même si, comme dans le film de Burton de 1989 et le comics de Moore, Joker décide d’associer la genèse des deux personnages : si le père de Bruce Wayne meurt, c’est dans l’émeute suscitée par l’image du Joker. Mais c’est aussi d’une façon curieuse, renversée. D’ordinaire, les parents Wayne sont présentés comme des parangons de bonté et de bienveillance presque insupportables, caricatures des riches bienfaisants qui feraient ruisseler leur fortune sur les pauvres (un postulat que l’on retrouve notamment dans Batman Begins). Etonnant, à cet égard, que Gotham soit la métropole du crime sordide…

Eh bien dans Joker, Wayne est un opportuniste comme les autres. Est-il le père d’Arthur ? Tout nous dit que non… et pourtant… Dans une ville où tout est entièrement corrompu, on peut penser que Wayne ait pu faire interner la mère d’Arthur sous de faux prétextes afin de se débarrasser d’elle… Ou au contraire, on peut prendre pour argent comptant la vérité que nous offre le film : si Wayne ne répond pas à ses lettres, c’est tout simplement parce qu’elle l’a harcelé et a menti tout du long.

Batman est invisibilisé, c’est un épiphénomène, une note de bas de page dans l’histoire que nous voyons, ou dans celle qu’Arthur voit en tout cas : ce n’est pas en sortant de “The Mark of Zorro” que les Wayne se font assassiner, mais en sortant d’un cinéma qui projette “Zorro the Gay Blade”, une version de l’histoire de Zorro plutôt placée sous le signe de la comédie.

Victime ou bourreau ?

Arthur Fleck est une victime. Il cumule les problèmes : il est pauvre, handicapé, dépourvu de talent, naïf… La violence qu’il exerce paraît légitime, ou en tout cas justifiée par le film.

Sauf que non.

Le film tout entier est ponctué de pauses, comme si le réalisateur voulait nous laisser la possibilité, à chaque étape de la descente aux Enfers d’Arthur, de nous dissocier de son comportement, de dire “stop”. Car Arthur n’est pas qu’une victime. Penchons-nous sur les crimes qu’il perpètre (ou croit perpétrer si l’on s’en tient à la possibilité qu’il ne fasse que les fantasmer).

Lorsqu’il se fait agresser dans le métro, en pleine crise d’angoisse, il réagit dans un geste d’autodéfense, utilisant le pistolet qu’on lui a donné pour tirer sur un des trois types qui l’agressent. Le premier meurt, et les deux autres demandent immédiatement grâce. Arthur abat le deuxième, puis poursuit le troisième. Il ne s’agit plus d’un geste impulsif : Arthur traque littéralement le troisième larron et finit par l’abattre d’une balle dans le dos, avant de vider son chargeur sur lui (des spectateurs attentifs ont d’ailleurs remarqué qu’il tire davantage de balles que le chargeur n’est censé en contenir : signe qu’il s’agit d’un fantasme et non de la réalité ?). Seul le premier crime d’Arthur est perpétré dans une situation d’autodéfense (de façon disproportionnée, certes, mais la situation ne lui laisse pas vraiment le choix, et le réalisateur nous a déjà montré auparavant qu’Arthur n’est pas vraiment doué avec une arme à feu). Les deux suivants sont déjà de l’ordre du crime prémédité.

La préméditation va se manifester par la suite sous la forme de fumée de cigarette. Avant chaque nouveau crime (sa mère, Murray, la psychiatre de la fin), Arthur fume. Se perd-il dans ses réflexions ? La cigarette est-elle ici un symbole de liberté (c’est le cas dans le cinéma de John Carpenter par exemple) ? D’autant que dans deux situations, Arthur ne devrait pas fumer : à l’hôpital, déjà, et ensuite sur le plateau de télévision où Murray vient de lui expliquer qu’il s’agit d’une émission familiale.

Le handicap mène au meurtre et pis c’est tout…

Un des gros problèmes du film (et sans doute le plus gros à mes yeux) se manifeste dans la scène du métro et va rester en fil rouge tout le long du film par la suite. Le pistolet donné à Arthur représente son handicap : on lui a donné sans qu’il n’en manifeste l’envie, il lui pose des problèmes (dans l’hôpital pour enfants), et lorsqu’il essaie de s’en servir (lors de sa danse chez lui), c’est la catastrophe (de la même façon que son rire, lorsqu’il l’exploite pour la comédie, ne fonctionne pas réellement sur un public). Mais quand Arthur arrive enfin à maîtriser la puissance que lui confère son pistolet (et donc sa maladie), il se laisse emporter, jouissant de cette puissance de façon excessive (en assassinant les deux autres agresseurs en plus du premier). Si le parallèle entre le handicap d’Arthur et la façon dont il sombre dans la violence n’était pas déjà assez clair, la symbolique du pistolet le souligne. En ce sens, la présentation des troubles du personnage est orientée, et pas de la façon la plus originale qui soit : il est fou, donc il est dangereux.

Et c’est effectivement lorsqu’il s’accepte tel qu’il est qu’Arthur s’épanouit… dans la violence. Il sourit réellement devant les scènes de violence auxquelles il assiste dans la voiture de police de la fin du film, et sourit même… à des scènes qu’il n’a pas vues.

Lorsqu’il parle à la psychiatre, en fin de film, il a en effet une sorte de réminiscence de la mort des Wayne… à laquelle il n’a pas assisté. Ce souvenir le fait sourire (un sourire qui pourrait bien être un de ses rares sourires sincères). Encore un de ses fantasmes ? Celui qui consisterait à faire disparaître ce faux père, à torturer ce faux frère qu’est Bruce Wayne ?

Le film s’achève sur une course entre des infirmers et Arthur, une course présentée comme une scène de comédie burlesque à la Chaplin (Chaplin qui apparaît lui aussi dans une scène plaisante : les grosses huiles de Gotham viennent rire devant Les Temps modernes alors qu’ils ne manifestent pas la moindre compassion à l’égard de la misère qui règne dans leur ville) : la course dans un couloir où les protagonistes défilent dans un sens, puis dans l’autre (un effet qu’utilisant justement Scorsese dans King of Comedy).

Loin du Joker des comics ?

Beaucoup de fans sont déstabilisés par l’approche réaliste du personnage presque caricatural qu’est le Joker. On s’éloigne des comics. Pas tant que ça, tout de même. Joker emprunte évidemment à The Killing Joke et sans doute aussi à Dark Night Returns (où le Joker participe à un talk show). Il fait son marché chez Scorsese, au point de se calquer à bien des égards sur The King of Comedy. Bref, Joker est une sorte de mashup, mêlant des influences diverses pour faire émerger une nouvelle figure du Joker… difficile à interpréter (c’est le moins qu’on puisse dire).

Le film nous offre un miroir (aux alouettes ?) où beaucoup de critiques et de cinéphiles trouvent des choses très différentes : vacuité pour les uns, parfaite représentation du handicap ou diabolisation de celui-ci (c’est un psychotique, donc il bascule dans la violence) pour les autres, justification des incels, justification de la violence, mise en garde sociétale…

Concluture

“Avait-on besoin d’un autre film de psychopathe ?” demande une critique, sous-entendant que le film n’ajoute rien de nouveau au portrait des psychopathes, en particulier parce qu’il ne prend pas position et se “contente” de ce qu’on désigne souvent comme une étude de personnage. Phillips se défend avec la posture “ouin ouin on peut plus rien dire”. Joaquin Phoenix interprète son personnage avec énormément de talent, sans tomber dans la caricature, et en offrant un Joker aux nombreuses facettes : torturé, introverti, curieusement dépourvu de réel humour… sauf lorsque l’univers lui inflige l’humour. Certes, Scorsese nous a déjà joué ce tour-là. Mais le changement de point de vue, de personnage et d’univers suffisent à faire de Joker un objet nouveau, sinon novateur, et suffisamment riche pour qu’on ait envie de le décoder…

Quoi qu’il en soit, le film ouvre la discussion et offre un spectacle extraordinaire, avec des images léchées (slurp) et une bande-son très réussie. Pas très courant chez DC en ce moment (même si j’ai beaucoup aimé Aquaman et Shazam, complètement à l’autre bout du spectre…).