D’habitude je suis plutôt ravi de parler des trads effectuées sur des romans Star Wars. Cette fois, le plaisir d’annoncer la sortie d’un ouvrage s’accompagne toutefois d’une petite déception.
Le roman “The last stand”/”Baroud d’honneur” de Daniel José Older, traduit par bibi, met en scène un personnage non genré du nom de Taka. Dans la VF, ce personnage est désormais affecté de pronoms masculins et simplement décrit comme androgyne (c’est moi qui ai suggéré cet adjectif, faute de mieux).
J’avais proposé le pronom “iel” pour représenter le fameux “they”, mais cette proposition n’a pas été retenue, et il a fallu se replier sur le masculin et l’adjectif “androgyne”. C’est un pis-aller, qui ne rend pas entièrement justice au personnage, malheureusement.
A la sortie de cette traduction, je suis satisfait du travail réalisé (d’autant que Baroud d’honneur est un roman où l’on retrouve un Han et un Lando fidèles à l’image que je me faisais d’eux, ainsi qu’un de mes personnages préférés, L3), mais je ne peux m’empêcher d’éprouver une petite déception en me disant qu’il s’agissait d’une occasion de présenter de façon fidèle un personnage non genré dans un univers extrêmement populaire.
Je respecte le choix de l’éditeur, qui souligne les limites de la langue française telle qu’elle existe aujourd’hui : effectivement, l’Académie ne reconnaît pas encore les pronoms neutres.
La question qui se pose – à mon humble avis, et à mon modeste niveau – est la suivante : si l’on tient les recommandations de l’Académie pour des règles absolues, comment peut-on espérer que la langue suive de près les mutations sociétales ? D’autant que dans ce cas, la langue est précisément un facteur essentiel des mutations en question : nommer un être, un statut, un état, un sentiment, c’est en reconnaître l’existence légitime.
Les univers de fiction les plus avant-gardistes sont les têtes de pont de l’acceptation et de l’empathie. Neil Gaiman l’exprimait dans cet article :
“Et deuxièmement, la fiction établit l’empathie […]. Vous ressentez des choses, vous visitez des lieux et des mondes dont vous n’auriez jamais soupçonné l’existence. Vous apprenez que chacun est un “moi”, tout comme vous. Vous devenez quelqu’un d’autre et quand vous regagnez votre propre monde, vous avez légèrement changé.”
(Source : https://www.theguardian.com/books/2013/oct/24/neil-gaiman-face-facts-need-fiction)
La fiction nous change, c’est un fait, qu’elle nous ouvre les yeux, nous conforte dans des opinions avant-gardistes ou provoque un déclic qui nous amène vers une sorte d’illumination. Parfois, il suffit d’un détail : je suis convaincu que des lecteurs non genrés anglophones se seront reconnus dans le personnage de Taka et se seront sentis acceptés, “validés”.
Ce n’est pas la première fois que j’assiste à un tel choix de traduction. Un des personnages d’un supplément du jeu de rôle 7th Sea, Heroes and Villains, a également subi un traitement similaire lors de la relecture de ma traduction d’origine. J’avais préconisé là aussi le pronom “iel” pour traduire le “they” américain, mais le relecteur a préféré dans ce cas rétablir un “ils/les” qui ne rend plus vraiment justice au personnage.
Ce que j’en conclus, c’est que c’est… dommage. Je reste persuadé qu’une évolution de la langue est désormais nécessaire pour tenir compte de phénomènes inédits et nouveaux, pour éclairer des zones d’ombre, pour rendre justice à des personnages nouveaux et aux réalités dont ils sont l’écho.
Ayant confiance dans la capacité d’écoute et de réaction des éditeurs de fiction, je me dis que ce n’est que partie remise : des lecteurs et lectrices ont manifesté une volonté de voir désigner clairement les personnages non genrés comme tels, et je reste persuadé que nous évoluerons vers une représentation plus juste de ces personnages, y compris au travers des pronoms qui les désignent. Je me rassure en me disant qu’avec un peu de chance, des personnages comme Taka feront “jurisprudence” aux yeux de l’Académie et qu’à terme, iels finiront par en forcer la porte. C’est en tout cas mon souhait. Merci à tou.te.s celleux qui ont alimenté ce débat en y apportant des arguments éclairants et en manifestant leur souhait de voir évoluer la situation.