Quand j’étais ado et que je ne connaissais même pas le mot « rôliste », que même les intéressés mirent un certain temps à intégrer à leur vocabulaire courant, je « faisais des aventures ».
Autour d’une table, avec des copains, je partais à l’autre bout d’autres mondes pour vivre d’autres vies, et plus rien d’autre ne comptait. C’était un monde à part. Comme nous n’appartenions à aucune association (je vivais au fin fond de la Nièvre : Tatooine, à côté, c’est une planète urbaine…), nous réinventions la roue à chaque partie. Chaque situation que ne couvraient pas les règles donnait lieu à un arbitrage, on bricolait nos propres scénarios et on échafaudait ce que l’on qualifierait aujourd’hui de « hacks » de la façon la plus improbable (avec un jeu méd-fan et un jeu de super-héros basés sur les règles de James Bond !).
De jeu en jeu, de décennie en décennie (oui, c’est SI LOIN que ça), nous avons changé de façon de jouer. Déjà, « nous » n’étions plus les mêmes « nous » qu’à l’origine. D’abord parce que certains partaient ici et là, parce que d’autres n’éprouvaient plus forcément la même passion pour le jeu de rôle, parce que nous devions désormais nous débrouiller pour vivre notre vie. La vie de famille, le travail et toutes sortes d’autres activités avaient peu à peu rongé l’espace de liberté nécessaire pour jouer. Finis les weekends d’insouciance où ma mère me demandait : « vous faites une aventure, samedi ? »
Le jeu de rôle avait été cette parenthèse magique où il nous suffisait du temps d’un weekend pour refaire le monde, pour refaire notre monde, ensemble, autour d’une table et d’une poignée de dés. Et la vie active avait refermé cette parenthèse, la reléguant parmi des souvenirs qui ne resurgissaient plus très souvent.
Ou du moins c’est ce que j’imaginais.
Le besoin de jeu de rôle, l’envie d’autres mondes ne m’avait pas quitté, loin de là. Je retrouvais dans la littérature, le cinéma et surtout les séries télévisées, modernes pourvoyeuses de rêve, un peu de la fascination qu’exerçaient sur moi les univers rôlistiques. Mais recevoir ces fictions comme spectateur passif ne suffisait pas. J’assistais aux aventures des protagonistes, mais je ne les « faisais » plus.
Je ne faisais plus d’aventures.
Le fantasme de la maison de retraite rôlistique
J’ai traversé une période que beaucoup de rôlistes d’un certain âge connaissent : celle où l’on est prêt à lâcher prise tout à fait, à se dire « c’était un truc de ma jeunesse, je suis trop vieux ». Ce petit pincement au cœur que l’on ressent à la table de jeu en se rendant compte que « c’est plus pareil ». Trop peu de temps à consacrer aux parties, des amis trop éloignés ou à l’emploi du temps trop rempli, et une quantité invraisemblable de jeux énormes à lire plutôt qu’à pratiquer. Je me suis même dit, de temps à autre, qu’en vieillissant, l’imagination devait sans doute se tarir, d’autant que je constatais le phénomène chez d’autres que moi : cette sorte de lassitude qui succédait aux années d’euphorie.
Tout cela était assez frustrant, et les signes étaient toujours les mêmes. Le souvenir des « parties de notre adolescence », érigées en forme d’âge d’or fantasmé, et d’où ne nous restaient que des noms, des épisodes, des jeux de mots, des fous-rires et parfois des moments d’émotion. Le regret de ne plus pouvoir jouer comme avant, comme une sorte de « trouble de l’imagination » qui nous gâchait les rares parties de jeu où l’on parvenait à rassembler quelques amis au même moment, autour de la même table… Et un souhait que j’ai entendu d’innombrables fois chez d’innombrables rôlistes : « vous voyez pas qu’on soit tous dans une maison de retraite et qu’on n’ait rien d’autre à faire que de jouer aux jeux de rôle ? Ce serait pas génial ? »
Il est symptomatique, ce rêve de la maison de retraite. Ce fantasme d’une seconde adolescence où l’on pourrait une fois encore mettre de côté les problèmes concrets et chausser nos bottes magiques pour repartir à l’aventure. C’est le rêve de Bilbon songeant aux chansons entonnées sur la route avec des compagnons d’aventure. Le rêve d’une sorte de… simplicité.
Ados, nous n’avions besoin ni de tours à dés, ni d’applis sur Smartphone, ni de VTT… Pour tout dire, nous n’aurions pas pu nous les offrir : chaque manuel de jeu était un trésor inestimable, et nous n’achetions pas les jeux de rôle par gammes entières. Nous n’achetions pas les jeux de rôle, pour tout dire : nous les vivions.
Vous voudrez bien me pardonner pour cette prose décousue qui me permet autant d’exprimer ce que je ressens vis-à-vis de mon parcours de rôliste que de le découvrir moi-même. Nous faisions des aventures. Et à une époque, j’ai bien cru que je n’en ferais plus.
Et puis sont arrivés des jeux novateurs, des courants de pensée dans l’univers du jeu de rôle, et même des gens qui analysaient tout ceci pour en extraire, pour ainsi dire, la substantifique moëlle. Après des décennies de jeux de rôle de plus en plus complexes, des gammes immenses, d’énormes volumes, de pesants suppléments d’univers, d’interminables collections de manuels, arrivaient des jeux…
Simples.
OSR, BSH et autres acronymes
Concis. Des ouvrages dégraissés, des jeux élaborés « par soustraction », des jeux conçus comme des flèches visant un but précis plutôt qu’une grenade éparpillant ses concepts dans l’espoir de toucher au moins une cible. En parallèle un genre de jeu différent, qui avait émergé peu à peu, se formalisait, en commençant par des textes tels que le Quick Primer for Old School Gaming de Matt Finch, et se cristallisait peu à peu autour d’un acronyme : OSR (pour Old School Renaissance ou Old School Revival).
L’OSR, c’était le retour aux sources, et une redéfinition de la substance du JDR. C’était aussi un mouvement presque indéfinissable, articulé autour de concepts unifiés tels que « des arbitrages [des improvisations de règles selon les situations] plutôt que des règles [gravées dans le marbre et cherchant à définir la résolution de toutes les situations au préalable] » mais protéiforme, manifesté dans des « clones » du plus vieux jeu de fantasy autant que dans des systèmes qui s’en éloignaient radicalement.
L’OSR cherche à revenir à l’essentiel. Armé d’un héritage rôlistique qui a façonné le loisir pendant des décennies, le genre cherche à revenir à une forme de jeu dépouillée, plus simple sans être simpliste, en reprenant ce qui fonctionnait et en développant autrement ces bases essentielles.
L’OSR grapille chaque innovation et l’intègre à un corpus de mécaniques où chacun finit par piocher ce qui lui plaît : dés d’usage/d’usure, système d’avantage/désavantage, dégâts ou attaques automatiques sans jets de dés, etc.
Lorsque j’ai découvert l’OSR, j’ai commencé par éprouver des doutes. Je n’avais pas beaucoup pratiqué le premier jeu de fantasy (ayant débuté le JDR avec la version française de L’Œil Noir), à l’endroit duquel je n’éprouvais donc pas de nostalgie particulière. Des jeux comme Old School Essentials (extrêmement recommandable !) me semblaient procéder d’une volonté de « retour aux sources » un peu passéiste, pour ne pas dire réactionnaire face à certains mouvements rôlistiques qui s’éloignaient radicalement du modèle d’origine (je pense en particulier aux jeux Powered by the Apocalypse, mais il y en a d’autres, bien sûr). Jusqu’à ce que je lise ce que je considère comme un authentique chef d’œuvre, le Black Sword Hack de Kobayashi, publié chez les Merry Mushmen, ardents partisans de la tendance OSR.
Dès la lecture, c’était le coup de foudre, et les premières parties m’ont permis de comprendre pourquoi. Je faisais des aventures. Le système simple et dépouillé laissant énormément de place à l’improvisation, offrant une base solide et modulable, où le MJ comme les joueurs disposaient d’une énorme marge de manœuvre.
Exactement comme quand nous jouions, ado, en faisant instinctivement l’impasse sur tout ce qui nous déplaisait, ce que nous trouvions trop lourd, ce que nous n’avions même pas envie de comprendre.
Après le BSH, j’ai lu énormément de jeux de la tendance OSR. Impossible de les consulter tous, mais ils esquissaient le portrait d’une tendance à la fois concise, riche et incroyablement enthousiasmante : des systèmes qui allaient droit au but et qui laissaient la place à l’improvisation, l’imagination…
Bref : aux joueurs (MJ compris !).
Satori
Peu à peu, tout s’est mis en place. J’ai compris pourquoi j’étais passé à côté de ce qui me plaisait dans le JDR pendant une bonne partie des dernières années (malgré d’excellents moments passés avec des amis !). Je suis revenu à l’essentiel, et j’ai renoncé à réinventer la roue, à essayer des choses de plus en plus touffues ou complexes, des univers trop denses…
Et après le coup de cœur de Black Sword Hack, j’ai cherché LE jeu qui me ramènerait à ces notions essentielles, une sorte de jeu de fantasy absolu, non pas parce qu’il serait exhaustif, mais parce qu’il me donnerait suffisamment de bases pour ajouter ce que je voulais autour (je songeais en particulier à y greffer le système des couvertures de comics de l’excellentissime Aventures à Plumes de Côme Martin). J’ai donc exploré les JDR divers et variés, en quête de cette base solide qui me permettrait de faire des aventures.
Et comme vous vous en doutez, c’est sur Shadowdark que mon choix a porté. Shadowdark est juste assez simple pour que je puisse le trafiquer comme bon me semble, et juste assez riche pour que je me repose sur ce qui a été publié quand j’ai la flemme ! Avec ses zines thématiques, le jeu offre chaque fois une direction différente sans l’exploiter abusivement, et les très nombreuses publications tierce partie l’enrichissent constamment.
Accessible, simple, ouvert… J’avais trouvé mon chouchou absolu… et je n’étais pas le seul. Le jeu rassemblait déjà une immense communauté, qui ne fit que croître et produire du contenu. Lorsque nous avons évoqué les jeux à traduire dans le cadre du label Rabbit Hole, j’ai mis en avant Shadowdark, qui comptait parmi les choix essentiels, pour moi.
Les jeux capables de ramener le plaisir de jouer autant que de le faire naître.
Merci pour ce petit texte ou bcp se retrouverons 🙂
François
C’est avec plaisir !
Pour faire l’intéressant, tu peux même parler de “siècles de pratique” vu que nous avons débuté au précédent 🙂 Pour ma part, je n’ai jamais arrêté, et me rend compte que c’est une chance, de toujours avoir pu croiser la route de curieux et curieuses. Hormis cela, le cheminement a été le même, avec la perdition dans des gammes infinies, le plus souvent enchaînant des productions médiocres, puis le retour vers la simplicité et le réel sens du fun. Pour moi, les OSR, et même ton fichu BSH restent encore trop complexes pour ma pratique actuelle en tant que MJ pro, mais il est tout de même bien plaisant de voir autant de créativité et de partage. Pour moi, c’est le jeu de rôle qui défini qui je suis, la confiance que j’ai en moi me vient de ce loisir, devenu également une profession, plus encore, toutes les recherches et centres d’intérêts que j’ai aujourd’hui découlent du jdr – sauf la minéralogie et la rando – Merci à toi pour cette plongée en apnée dans les abimes du temps!
Ne nous vieillis pas, hein ! 😀