Note de contexte : cet article a été rédigé dans le cadre du Grand Confinement (si personne ne lui donne un nom avec des majuscules, je serai super déçu). Toutes les conneries qu’il contient sont donc absolument dues au syndrome de Shining, bien connu des psychologues littéraires. Les coups de hache aussi.
Bon, bah on prend les dés dans la main, vous voyez ? Et pis on secoue la main (ATTENTION, HEIN ! Au-dessus d’une table), pis on ouvre les doigts et on lâche les dés.
Voilà.
Rendez-vous le moins prochain pour : “comment écrire le nom de son PJ sur une feuille”.
On me dit dans l’oreillette que ce n’est pas comme ça que ça marche, et surtout qu’il y a beaucoup de choses intéressantes à examiner au sujet des jets de dés… Bon… Mettons… Qu’est-ce qui pourrait bien être compliqué ? Eh ben…
Pourquoi lance-t-on les dés ?
Depuis peu, je me remets à “maîtriser”, c’est à dire à diriger des parties de jeu de rôle, tout seul, comme un grand, sans filet. Je pratique avec des camarades bienveillants, parce que pour tout dire, ces dernières années de lecture rôlistique m’ont amené à remettre radicalement en question ma façon de jouer.
Lorsque j’étais ado, puis jeune adulte, je jouais en total free-style, souvent en impro complète, et ça fonctionnait sur au moins 50% des parties. Je pratiquais toujours avec les mêmes partenaires, ce qui facilitait énormément les choses. J’ai donc développé des habitudes tout à fait fonctionnelles, mais également sous-estimé certaines faiblesses qui peuvent se révéler rédhibitoires à l’usage.
La morale de cette histoire, c’est que j’ai une longue expérience rôlistique… et que je repars complètement de zéro, en faisant table rase de tout ce que je sais et en développant des choses nouvelles. Et pour ça, je repars des fondamentaux, fort de ce que j’ai appris (ou au moins cru apprendre) de certains jeux que je considère comme novateurs, de véritables tournants dans ma pratique personnelle. Il s’agit essentiellement de choses comme Apocalypse World (et ses nombreux dérivés) ou le système Fria Ligan (Mutant Year Zero, Tales from the Loop, Alien).
Mon premier problème, essentiel, c’est la pertinence du jet de dés. Je me pose réellement des questions qui vous paraîtront peut-être élémentaires, mais qui sont en réalité essentielles. Et pour tout dire, j’ai trouvé ma façon d’y répondre. Ce n’est pas la vérité, mais une forme de réponse concrète et simple, que j’espère affranchie de technicité.
On lance les dés lorsqu’on veut abandonner un aspect de la narration au hasard.
Ce qui ne nous explique pas pourquoi on les lance, juste quand. Pourquoi laisser le hasard choisir ? Il y a deux façons d’envisager cette question.
En amont : déterminer si une action réussit
“J’essaie de défoncer la porte. Je suis un guerrier, tu l’as décrite comme une porte en balsa…
– Crac ! Elle est bousillée.”
En toute logique, et puisque le cadre d’un jeu de rôle est clairement défini, on ne devrait jamais avoir à jeter les dés pour savoir ce qui se passe. Le MJ décrit une situation (“tu te trouves devant une porte fragile”), les joueurs ont décrit leurs personnages (“j’interprète un guerrier costaud genre Conan”), donc on devrait être en mesure, en confrontant ces deux ensembles de données, de “résoudre” toutes les situations.
Le guerrier costaud peut-il défoncer la porte fragile ? A priori, mathématiquement :
Mais si la porte est TRES SOLIDE ? Si le barbare a mangé une poutine pas fraîche ? Si son slip le gratte et qu’il glisse en essayant de péter la porte ? Ben on ne sait pas, du coup. La seule solution, c’est de faire un petit tableau.
Mais ça ne nous avance pas à grand-chose, car le nombre de facteurs déterminants est littéralement infini : en effet, il n’est limité que par la volonté des participants à la partie. Et si la porte était mal construite ? Et si le barbare était spécialisé en destruction de portes ?
La seule solution à ce dilemme consiste donc à limiter le nombre de facteurs (c’est ce que fait le système de jeu en n’associant des valeurs chiffrées qu’aux facteurs pertinents dans son cadre : par exemple, la résistance de la porte et la force du barbare). Introduire l’action du hasard consiste à dire : “oui, mais il y a plein de choses auxquelles on ne peut pas penser, comme la puissance musculaire exacte du barbare, la résistance de ses propres os, les éventuelles imperfections dans la structure de la porte, la force du vent, l’âge du capitaine…”
Bref : le hasard résume tous ces trucs pour aboutir à une réponse à la question de base (“y va-t-y la péter ou pas ?”). Il permet de “faire avancer la partie”, du moins lorsqu’il est utilisé comme ceci.
En aval : déterminer ce qui se passe ensuite
Mais parfois, il ne s’agit pas de “réussir” ou de “rater”. Plutôt d’avoir une idée de ce qui va se passer ensuite. Par exemple, certains systèmes associent des issues particulières au résultat du dé plutôt qu’un simple “tu réussis/tu rates”. Ceci peut se faire grâce à des tableaux, à des symboles sur les dés, à une marge de réussite, ou simplement à un système prévu pour ça (“si tu fais 1, c’est réussi, si tu fais 6, ça rate, mais entre 2 et 5 tu réussis et tu dois sacrifier quelque chose”). Oui, “ce qui se passe ensuite”, ça peut être “tu réussis” ou “tu rates”. Simplement, ce n’est pas forcé de n’être QUE ça.
Beaucoup de systèmes incluent un mécanisme qui n’a en réalité rien à voir avec la réussite ou l’échec. Celui de réussite/d’échec critique. Lorsqu’on obtient une valeur particulièrement basse ou élevée, non seulement on tranche (tu réussis/tu rates) mais on ajoute un effet narratif : tu réussis “particulièrement bien”, tu te “foires en beauté”, etc.
Vous avez remarqué que c’est d’ailleurs ces moments-là dont on se souvient le mieux, parce qu’on a justement raconté quelque chose de formidable ? J’y reviendrai.
A quoi consacre-t-on notre énergie ? (question sponsorisée par les voleurs d’EDF)
C’est cool, ces jets de dés qui débloquent la partie et qui nous inventent la suite.
Tellement cool que bien souvent, on les fait juste comme ça, au cas où le dé se mettrait à parler et à raconter le scénario à notre place. Et c’est vraiment pas de bol, parce que les dés ne savent dire que ce que le système a prévu qu’ils disent. En général : tu réussis/tu rates. Les échecs et réussites critiques viennent enrichir tout ça, en produisant des résultats spécifiques : tu rates/réussis magistralement.
Et c’est vraiment pas de bol, parce que, par habitude, nous comptons tout de même sur les dés pour raconter autre chose. Je suis sûr que vous pensez “mais moi je ne l’ai jamais fait !” C’est peut-être vrai, mais cherchez bien, quand même. On va prendre l’exemple “tarte à la crème” que tout le monde connaît.
Le jet d’Observation pour trouver un indice
Alors voilà : il y a un indice super cool dans le scénario, c’est L’Indice. Si jamais les PJ ne le trouvent pas, le scénario est foutu, ou certainement pas aussi bon que s’ils le trouvent. Bon, pas grave : ils ont 95% de chances de le trouver, donc ça ne devrait pas poser de problème.
Dans 95% des cas, en effet.
Quid des 5% ?
Ben les 5%, c’est vraiment pas de bol. Du coup… est-ce que si le joueur fait, disons, 96% au lieu de 95 aux dés, on n’aurait pas un peu, un tout petit peu, envie de dire que ça marche quand même ?
Je sais pas vous, mais moi si. Merde, quoi. Je vais leur dire, à la fin, à mes joueurs : “ah ouais, c’est vraiment pas de bol, hein, à 1% vous aviez UNE CHANCE de réussir le scénar, alors que là, à partir du tout début, tout était chié d’avance” ?
Alors du coup, ben je vais tricher (j’ai longtemps triché aux dés, toujours pour avantager les joueurs). Qu’est-ce que je peux en concluter ?
- J’ai perdu de l’énergie : j’ai préparé un jet de dés qui m’a pris du “temps-cerveau”. Il fallait, à ce moment du scénario, que je consacre une part de mon énergie à gérer ce jet de dés. Et peut-être qu’il a fallu que je trouve un moyen de faire réaliser un autre jet de dé jusqu’à ce que ça fonctionne.
- J’ai proposé une alternative illusoire : je savais très bien que c’était mieux que les joueurs trouvent l’indice.
- J’ai employé une mécanique qui n’a servi à rien : le dé ne m’a rien raconté du tout (même plongé dans l’eau bouillante, ça ne parle pas, un dé, true story), l’enfoiray.
- Au pire, il a fallu que “j’interprète” le jet de dés. C’est à dire que je biaise pour que ça fonctionne quand même.
- Est-ce que j’aurais pas un peu perdu mon temps, quand même, sur ce coup-là ?
Réponse : si. Trop.
Si on lançait vraiment les dés ?
J’y ai vraiment beaucoup réfléchi. Et ça ne m’embête pas d’utiliser ce genre de méthode, en fait, parce que c’est un peu comme de l’homéopathie. Ca me gratouille le cerveau dans le bon sens, de voir le dé rouler, de voir le résultat et de “l’interpréter”. C’est un peu un effet placebo pour m’aider à imaginer la suite, à trouver des péripéties, des trucs et des machins. Mais ça a des inconvénients.
Le premier, c’est que les joueurs, eux, ne savent pas ce qui se passe. Ils n’ont aucune idée qu’ils auraient pu rater, de très peu, ce fameux jet de dés. Et si je leur dis : “j’ai un petit peu triché pour que ça marche quand même”, ça va leur pourrir leur groove. Ca veut dire que ce qu’ils font n’a pas vraiment d’incidence sur le jeu : tout est prévu d’avance, jamais ils ne vont se rater. Pas cool du tout, du moins selon moi.
Le second, c’est que ça rompt la tension. Pas de possibilité claire d’échec, pas de tension dramatique. Et donc pas d’histoire. Pourtant, il y a des moyens de résoudre ce problème…
La méthode Tales from the Loop
Le jeu de rôle Tales from the Loop, que je vous recommande vigoureusement (et qui est actuellement en promo à moins de 12 euros sur Drivethrurpg, en VF – n’oubliez pas d’aller chiner chez Arkhane, il y a plein de promos pendant le confinement) propose des alternatives dans tous les scénarios où sont mentionnés des jets de dés.
Par exemple, lorsque vous ratez un test d’Observation, vous trouvez quand même l’indice, mais vous mettez plus de temps et vos adversaires arrivent, ou vous faites du bruit et éveillez les soupçons d’un gardien…
C’est la technique du “oui, mais”, qui est une des meilleures qui soient. Vous disposez de l’indice permettant de finir le scénario, mais une péripétie intervient. En terme de tension dramatique, c’est top : si vous comparez à la méthode dite “demi-molle” mentionnée plus haut (“vous avez réussi quand même parce que c’est mieux pour le scénar, on continue”), on ne se contente pas de rester sur une situation résolue, on y ajoute un élément supplémentaire.
Ca vaut également pour les jeux du style Apocalypse World qui prévoient clairement ce genre de situation : lorsque vous obtenez un résultat mitigé, vous devez sacrifier quelque chose, ou subir une péripétie. Très très bien, ça !
Une méthode que vous pouvez appliquer à quasiment tous les jeux
J’ai également une méthode très simple, qui convient à la majorité des jeux. Elle va vous demander des efforts, mais elle en vaut la peine.
La méthode : avant chaque jet de dés important (c’est à dire, en théorie, tous les jets de dés), vous allez définir les issues possibles. Je vous montre ?
Méthode traditionnelle : “fais ton jet d’Observation. Il faut obtenir plus de 65% pour réussir.”
Méthode zirgouflex (j’ai pas trouvé de nom sympa) : “fais ton jet d’Observation. Si tu fais plus de 65%, tu découvres ce que tu recherchais. Si tu obtiens moins, tu mets énormément de temps, il te faudra au moins 20 minutes pour y parvenir, en n’oubliant pas que les Tabasseur de PJ rôdent toujours dans le coin. En cas d’échec critique, ta manche se coince dans la machine où tu fouilles et tu en es prisonnier : si ça arrive, je te dirai comment t’en sortir.”
Punaise, il faut en raconter, des trucs !
Ben c’est le principe. Une fois que le jet de dés est fait, qu’est-ce qui se passe ?
Méthode traditionnesque : si le PJ obtient plus de 65, c’est réussi. En théorie, sous 65 c’est raté, mais il va falloir improviser. Je n’ai fait aucun effort jusqu’ici, mais sous 65, il va falloir que je me creuse les méninges, parce que là, la situation bloque.
Méthodes Schlaffenbück (pas terrible, comme nom… je cherche…) : je sais déjà ce qui se passe. Je ne changerai pas d’un iota. Si le perso fait 64, il saura que c’est vraiment pas de bol. Il aura bel et bien l’élément essentiel au scénario s’il insiste 20 minutes, mais il sait que je vais mettre ma menace à exécution : les Tabasseurs de PJ vont forcément intervenir. Du coup… peut-être renoncera-t-il à l’indice ? Quoi qu’il en soit, on aura du récit, des rebondissements, c’est clair.
Pourquoi c’est différent ?
Parce que dans le cas de la méthode traditionnelle, j’interprète le jet a posteriori. Je peux donc totalement biaiser le résultat, même en étant tout à fait de bonne foi, en croyant bien faire.
Dans le cas de la méthode Kriegsdienstverweigerer (non, pas ça non plus…), je définis à l’avance les issues possibles. Réussir sera un soulagement, parce que ça veut dire éviter la baston, éviter d’être coincé. La réussite a d’autant plus de valeur. Echouer… eh bien ce n’est pas si grave, MAIS ce sera grave quand même parce que ça va compliquer la tâche des joueurs. Quoi qu’il en soit, aucun blocage possible, et tout le monde sait ce qui va se passer.
En quoi c’est original ?
Ca ne l’est pas, du tout. C’est presque comme ça que sont définis les jets de dés dans les jeux de rôle. Mais le fait est que nous (enfin moi, en tout cas) ne les appliquons pas tels quels. Cette petite gymnastique mentale, qui consiste à préparer l’issue du jet de dés n’est pas naturelle pour tout le monde. Et annoncer les résultats aux joueurs non plus. Est-ce que ça marche ? Carrément, j’en parle ici. Il m’a fallu un peu de temps pour poser cette technique clairement, et quelques efforts pour l’employer, mais le jeu en vaut la chandelle.
Résumé de la technique
- Avant le jet de dés (c’est essentiel), je pose clairement les résultats possibles, tous : échec, réussite, mais aussi, éventuellement, échec critique ou réussite critique.
- Tous les résultats doivent être intéressants : pas question de dire “ça va rater” (on a le droit de dire “ça va réussir”, puisque généralement, l’objectif du jet est défini d’emblée par la joueuse, mais pas “ça va rater” : il faut qu’on sache comment ça va rater).
- Chaque résultat doit modifier la situation : il n’y a pas de résultat du genre “ça rate et tu peux réessayer”. Même pas de “tu pourras essayer de nouveau dans X minutes”. S’il est possible de tenter de nouveau le coup, il faut que la situation change malgré tout, sinon autant dire : “tu prends tout ton temps et tu finis par y arriver”.
- Une fois les dés lancés, on ne recule pas : on applique ce qui était prévu, à la lettre. C’est pour ça qu’il faut tout annoncer aux joueurs.
Pour finir, une petite annexe importante : interpréter l’échec d’un personnage compétent
Une technique que j’ai apprise en observant mon excellent pote Mike.
Quand vous avez un perso super compétent et que vous vous ratez à cause d’un mauvais jet de dés, c’est vraiment la lose. Vous avez fait un perso prévu pour UNE tâche, et ça foire quand même… C’est très frustrant.
En cas d’échec lorsque le personnage avait pourtant de bonnes chances de réussite (et surtout s’il est très compétent dans ce domaine), ne dites pas : “bon, ben t’as beau être un super médecin, tu oublies d’anesthésier le patient et tu le charcutes comme une grosse bouse, tu t’es bien ridiculisé.”
Quand un personnage compétent se rate, ce n’est pas “la faute à pas de chance”. La chance, c’est comme les voyageurs du futur qui viennent vous raconter comment ça va se passer : si c’est pas dans Terminator ou Retour vers le Futur, c’est un artifice scénaristique absolument moisi qu’il faut éviter à tout prix.
“Malgré toutes tes compétences, tu ne parviens pas à sauver le patient… ça t’est parfois arrivé. Tu n’as réalisé que trop tard qu’il souffait d’une pathologie inconnue (1), qui a aggravé rapidement son état. Dans les mains d’un autre médecin (2), il serait mort dans d’atroces souffrances. Au moins tu lui as permis de partir sans agoniser.”
Deux remarques :
(1) : c’est l’occasion de relancer d’une péripétie ! Qu’est-ce que c’est que cette pathologie ?
(2) : rappelez au joueur que son personnage est compétent. Ce que les dés sabotent (la confiance du joueur dans son perso), c’est à vous de le ravoir, et trafiquer les résultats n’est pas le seul moyen !
Ouf, c’était long, je crois que je n’ai pas dit tout ce que je voulais, et pas très clairement, mais… y avait un slip en cuir, alors c’est pas mal.
Play dirty or play fair, but play !
Un très bon article, argumenté et surtout avec des exemples. Merci Docteur Pranma !
De rien mon p’tit gars ! 😀