Un des jeux qui m’ont le plus marqué fait également partie de ceux auxquels je n’ai jamais joué. Et je vais vous expliquer pourquoi dans une prose alambiquée et indigeste. Comme les scénarios des films d’espionnage.
J’aime le cinéma en général. Et les films “de genre” en particulier. Surtout le fantastique, en fait. Mais dans l’ensemble, quand un film est vraiment bon, peu m’importe le genre. J’ai compris ça en voyant Witness, le premier film policier/thriller que j’ai apprécié de ma vie. Un bon film, c’est un bon film. Exception : les films d’espionnage.
Je suis complètement réfractaire au grand écart qu’exploitent les scénarios de ces films : une menace planétaire (très très grande échelle, genre tu peux pas compter les barreaux) résolue par cinq gus au maximum, voire un seul dans le cas de James. Si vous y réfléchissez un peu, c’est complètement démoralisant. Ca veut dire que le monde est complètement con et à la merci des salopards, mais aussi que le commun des mortels se retrouve complètement impuissant devant des menaces dont il ignore tout, mais qui pèsent constamment sur son avenir, la sécurité dudit avenir ne pouvant être garantie que par d’obscures autorités supérieures qui, comble des combles, passent leur temps à se tirer dans les pattes.
Et en plus, les intrigues me font tellement chier que je décroche en milieu de film, quand le Dr Schlaffenbluck (c’est toujours ces salauds d’étrangers d’Etrangie qui font chier) explique que la disparition de John Handsome, le vieil ami de James Bond, dans la scierie désaffectée, c’était un coup de filet destiné à déstabiliser le prix des planches dans toute l’Europe du Nord, de couler Ikea, de remplacer le fabricant par une usine secrète qui fabriquera des meubles pour ambassades, de créer un tiroir qui s’ouvre avec un code secret que le méchant connaît, d’aller à l’ambassade de Bizarristan, d’ouvrir le tiroir de l’ambassadeur et de lui voler les clefs de sa mobylette… bon, en fait, je ne comprends jamais trop où ils veulent en venir à la fin, donc y a que le début de l’intrigue qui est clair pour moi.
Dans Superman (le premier film), y a un petit chat dans un arbre et Superman le fait descendre. Au-delà de ce niveau de complexité, moi, je suis perdu.
Quant à ce blaireau de James Bond qui réussit tout et échappe aux balles des méchants (sans doute grâce à un champ de force en Scénarium – (c) Félix Huet), je ne lui trouve que bien peu de charme. Si on ajoute que le truc qui me gonfle le plus au ciné, ce sont les poursuites en voiture, vous comprenez bien que pour moi, James Bond, c’est pas gagné (au point que mon film préféré de la franchise, parce que j’en ai quand même vu certains, c’est Jamais plus Jamais, celui que les puristes détestent).
Bref (enfin… pas bref, parce que je viens de causer de trucs qui n’ont rien à voir, alors oukilé le jeu de rôle ?).
La question qu’on pourrait se poser, c’est donc : mais pourquoi as-tu acheté le JDR de James Bond, Sandy, espèce de blaireau ?
Déjà je ne vous permets pas de me parler comme ça, même mentalement. Ensuite, il y a une raison tout à fait logique.
Dans les années 1980 (en 84 plus précisément, l’année où Jeux Descartes, un des leaders du JDR de l’époque en France, sort l’excellent jeu inspiré de la franchise), on a encore du mal à se procurer des jeux de rôle. Et si “on” vit dans le trou du cul du monde, ça se complique un poil. Je vous ai déjà raconté que j’avais acheté mon premier JDR dans une boutique de pêche. Deuxième fournisseur de JDR à l’époque : la boutique “Jean de la Lune”, une librairie de Nevers (35 bornes de chez moi, donc l’équivalent de l’autre bout de la galaxie) qui existe encore à ce jour (et qui est absolument charmante). Au fond de la boutique, dans un carton, on trouve des jeux de rôle un peu en vrac, surtout du Descartes. Je ne la découvrirai que des années plus tard.
On peut aussi commander des jeux de rôle par correspondance, une opération encore assez laborieuse et qui ne fait pas complètement partie des moeurs. Il faut connaître un jeu, il faut disposer d’un magazine comportant un bon de commande, il faut avoir un chéquier pour payer… Bref, c’est compliqué, tout ça, et le concept d’achat de JDR impulsif tient du fantasme.
Mais un jour, le fantasme se réalise. Au rayon librairie d’une grande surface (je crois que c’était Carrefour), je découvre un bouquin à la couverture splendide, sous-titré “le jeu de rôle”. Je n’en crois (vraiment) pas mes yeux. Certes, grâce à l’initiative de Gallimard, on voit souvent des exemplaires de la version en boîte plastique de L’Oeil Noir et de ses scénarios dans les grandes surfaces, mais peu de jeux de rôle trouveront le chemin de ces étals généralistes. Par conséquent, la fièvre rôliste a bien peu de chance de toucher des populations aussi isolées que celles dont je fais partie : ce sont les clubs et les magazines qui vont populariser un tant soit peu ce loisir, Jeux & Stratégie en tête, puisqu’il s’agit d’un magazine “généraliste” lui aussi : on a donc des chances de le retrouver dans les petites librairies puisqu’il ne se consacre pas exclusivement à un sujet dont personne n’a entendu parler.
A l’époque, il me suffit de voir un profil de PNJ avec une palanquée de chiffres pour sauter de joie. Or, la maquette de James Bond est un modèle de clarté et d’élégance pour l’époque, et le bouquin est bourré à ras bord de matériel : des personnages, des plans de ville, un chapitre de matériel où TOUT est illustré et un scénario de type “livre dont vous êtes le héros” tiré du film “Dr No” pour enseigner les règles de base. Il me séduit immédiatement.
Clair et concis, parfaitement adapté à son sujet, il tranche avec le peu de littérature rôlistique que j’ai lu jusqu’alors : c’est le premier JDR consacré à une oeuvre spécifique que je lis, et je découvre qu’un corpus de règles n’est pas forcé d’être généraliste. On ne peut pas jouer n’importe quel scénario contemporain avec James Bond : c’est un jeu d’espionnage, qui met l’accent sur des aspects comme les photos sur microfilm ou les poursuites en voiture (avec un système que je trouve génial mais que j’utiliserai bien peu).
Comme beaucoup de jeux de l’époque, il utilise des calculs tartignoles (il faut multiplier la valeur d’un attribut par un facteur de difficulté pour obtenir son pourcentage de chances de succès et consulter ensuite une table pour avoir une idée de la qualité du résultat. C’est franchement laborieux, mais le système me plaît tellement qu’avec les copains, nous l’adaptons à… tout et n’importe quoi. Il va notamment nous servir pour du méd-fan (quand nous serons lassés de L’Oeil Noir, au bout de quelques années) et pour du super-héros. Nous créons un gloubiboulga bancal autour des règles de base, mais pour nous, ça fonctionne très bien.
A vrai dire, si le système de base de James Bond nous a plu, c’est parce qu’il présente un concept inédit et génial : les points d’héroïsme. Jusqu’ici, quand on ratait un jet de dés… eh bien c’était raté, point barre. A partir de James Bond, plus rien ne sera jamais comme avant : les personnages disposent d’une ressource limitée mais renouvelable qui leur permet de réussir même après un jet de dés foireux. Un point d’héroïsme permet d’améliorer d’un cran le jet de dés : d’un échec on passe à une réussite passable, mais on peut également passer d’une réussite moyenne à une réussite exceptionnelle. Ce tout petit détail va tout changer, en conservant le hasard des parties, mais en donnant aux joueurs la possibilité de s’affranchir du hasard et de reprendre les rênes narratifs au moment crucial.
Cette révélation va nous scotcher au système James Bond pendant quelques années. Nous ne jouerons plus à aucun jeu n’offrant pas ce genre de possibilité. Notre chouchou, DC Heroes (qui interviendra chronologiquement bien plus tard), présente un mécanisme semblable (mais encore plus ingénieux : les points d’expérience, les points d’héroïsme et les points de ressource permettant par exemple de créer des gadgets sont les mêmes).
Nous n’avons jamais joué aucun scénario d’espionnage avec James Bond. Nous avions créé des personnages, et je crois que nous avions tenté une première session qui n’a rien donné. Mais le système a radicalement changé la façon dont nous jouions. En outre, la diffusion du jeu par des canaux populaires (les supermarchés) nous a permis d’accéder à une ressource rôlistique que nous n’aurions jamais consultée s’il avait fallu faire l’effort de l’acheter par correspondance.
Comme disent les personnages du Silence des Agneaux, on ne convoite que ce qu’on a sous les yeux : Jeux Descartes avait fait l’effort d’aller chercher son public par ce modèle de diffusion, et c’était (à mes yeux en tout cas) un coup de maître. Malheureusement, il s’agissait aussi d’un cas isolé. Dans les années qui suivirent, à l’exception d’une autre tentative de Gallimard (je crois ?), Défis Fantastiques, paru au format des livres dont vous êtes le héros, on ne trouva plus de jeux de rôle dans les grande surfaces. Il fallait désormais passer par les “boutiques spécialisées”.