Itérations
« Je vais tenter de personnifier un homme. Suivez le cheminement de mon imagination et vous le verrez. »
Depuis quelques mois, j’ai le plaisir de participer à une campagne de Star Wars menée par ce vaurien de Mike, en compagnie des plus intrépides aventuriers de la galaxie.
Le principe de base : nous jouons tous les 15 jours environ par internet, en combinant le logiciel Teamspeak pour la communication audio et le site roll20 pour gérer les jets de dés, fiches de perso, plans, affichage d’images et communications par texte.
Pour Mike, c’est une double expérience : d’une part il s’agit donc de jouer « à distance », mais en plus, il a volontairement misé sur la « semi-improvisation ». Les scénarios sont donc basés en grande partie sur les persos eux-mêmes, leur passé et leurs interactions. Pour définir une base, nous avons donc passé une session entière à définir les personnages, les rapports qu’ils entretiennent et une partie de leur univers proches : par exemple, vu qu’il s’agit de contrebandiers, ils ont souvent eu maille à partir avec une équipe rivale, les « Mongoose runners ».
L’importance des noms
Remarquez comme ça sonne bien, ce « Mongoose runners ». Non seulement ça sonne bien, mais ce nom nous appartient : il n’est pas issu du background officiel, c’est notre propriété personnelle, notre univers à nous, ou du moins notre coin d’univers dans celui plus vaste de Star Wars, puisque c’est celui que nous avons choisi (nous sommes tous fans de la trilogie d’origine). Les noms et ce qu’ils recouvrent ont une importance énorme dans la création d’univers, et je dirais même qu’ils en ont plus encore dans notre cas : dans la mesure où nous jouons essentiellement « en audio », la répétition des noms importants, et je parlerais même de leur scansion, trace les premières lignes de l’univers : elle a valeur incantatoire et fait émerger les premiers détails concrets de cette portion d’imaginaire que nous nous approprions (car je persiste à penser que jouer au JDR, c’est avant tout s’approprier la culture, dans le sens de « la remanier plutôt que de simplement la consommer »).
Certains noms prennent une place énorme dans l’univers où nous jouons, et le premier est bien évidemment le Carnivale, le vaisseau qui nous tient lieu de foyer dans la galaxie. Quelques éléments et personnages se voient attribuer des adjectifs, des titres qui les définissent : le mien est le « docteur Pranma », et Nim Jenson est plus souvent appelé « capitaine Nim » que « Jenson » ou « Nim » tout court (Mike est extrêmement doué avec ça : dans un dialogue avec un PNJ, le simple fait que celui-ci utilise justement le simple « Jenson » et tutoie rapidement le capitaine aide à définir ledit PNJ… je m’égare mais j’écris un peu en automatique…) Bref : tout passe par le verbal et les noms sont autant de jalons qui balisent notre cour de récréation virtuelle. Evidemment, ça m’évoque les poètes de jadis, Homère et son aurore aux doigts de rose…
Hier, nous avons « fait le point » sur l’évolution de la campagne. Cela s’est produit spontanément. Je venais (avant la partie) d’évoquer le « Making of de Star Wars » de Rinzler, un bouquin qui m’a ébloui. J’avais insisté sur la clarté de l’ouvrage, et l’accent qu’il mettait sur la construction évolutive du scénario de Star Wars par Lucas : un matériau brut dans lequel Lucas a taillé au fur et à mesure pour obtenir, par itérations, le chef d’œuvre affiné que nous connaissons. La façon qu’avait Lucas de trancher dans le vif tout en conservant ses « chutes » de scénario pour les réutiliser me fascine, et j’en avais fait mention. Du coup, nous avons réfléchi au processus narratif qui se mettait spontanément en place dans la campagne, Mike jouant le rôle du moteur, du garant de la cohérence du tout et du réalisateur.
Hier, c’était soirée exploration…
Egarés sur une planète mystérieuse, nos personnages ont commencé à explorer les environs, tout en essayant de comprendre comment ils étaient arrivés là et surtout… pourquoi leur vaisseau avait disparu. L’ombre de l’Empire plane sur leur avenir tandis que de vieilles intrigues politiques remontent à la surface…
Notre excellent MJ, Mike, est parti en mode full Star Trek sur ce coup-là : exploration de planète mystérieuse, interactions avec l’équipe d’une vice-sénatrice d’une espèce alien (enfin, pas pour mon perso qui est ithorien lui aussi), combat palpitant contre la faune locale (avec la révélation héroïque du jour en a personne de Kutas Gwova, le Céréen qui s’est révélé être un véritable guerrier au sein de l’action)… Ce vieux Léonard aux oreilles pointues aurait sans doute trouvé l’intrigue et son déroulement « fascinants » (nous venions d’apprendre le décès de l’acteur Léonard Nimoy).
Et puis, à l’issue du scénario, une intéressante discussions sur le déroulement de cette campagne et son aspect semi-improvisé. Car improvisation ne signifie pas désorganisation, bien au contraire. Dès la première partie (création de persos et de background), Mike nous a amenés à tracer les grandes lignes de notre saga : le passé des PJ, mais aussi les intrigues auxquelles ils étaient mêlés auparavant, certains de leurs contacts et adversaires, etc. Dans cette préparation, deux éléments frappants :
* les fiches de perso comptent pour du beurre : Mike nous a autorisés à modifier nos fiches de perso lors de 2 ou 3 premières parties si nous éprouvions le besoin de les adapter à la campagne. En ce qui me concerne, j’ai viré un point d’une compétence de connaissance pour l’attribuer à une autre, par exemple. Mais l’essentiel, c’est que c’était la partie « non chiffrée » des persos qui importait : leur passé, leurs relations entre eux (lesquelles peuvent d’ailleurs évoluer puisque nous avons « découvert », en fin de partie, que deux personnages, le capitaine Nim et le docteur Pranma – bibi, donc – se connaissaient depuis plus longtemps que prévu).
* le background compte pour du beurre : j’hésite encore à écrire ça, car ça n’explique pas exactement la situation, et je rédige cet article en vitesse… En gros : nous respectons l’esprit de Star Wars (avec ses grandes lignes bien connues : importance de la Force, présence de nombreux aliens, menace omniprésente de l’Empire, etc.), mais la description de l’univers reste un canevas très flou où Mike va puiser pour établir son récit. Il me corrigera si je me trompe, mais il se base pour notre voyage sur une carte de la galaxie et en exploite plutôt les « trous » (ce qui me rappelle énormément mon petit topo sur l’importance du « vide » dans le background, récemment) : c’est là qu’il peut placer un cimetière de vaisseaux avec anomalie hyperspatiale, une planète inconnue (ou peut-être pas, mais pour nous, c’est terra incognita), etc. Bref : pas besoin de se référer à une encyclopédie Star Wars pour « coller à l’univers ». « Le diable est dans les détails » prend une autre signification pour moi : plus on recherche une authenticité figée, une version « officielle », plus on se coupe d’intrigues potentielles.
Le meilleur exemple que j’en aie provient d’Ithor : à partir de quelques informations ultra-vagues (les Ithoriens sont des pacifistes qui vivent dans des vaisseaux-troupeaux au-dessus de leur planète ; ils respectent l’environnement), nous avons établi un certain nombre de « vérités » sur Ithor propres à notre campagne. Des détails comme l’intérêt que portent les Ithoriens à la musique (laquelle musique est tellement euh… exotique que certaines autres espèces la trouvent insupportable) sont quasiment improvisés.
À table !
On dit souvent qu’en JDR, le récit naît à la table : il n’est pas écrit à l’avance, rien n’est prévu. On suppose généralement que le background, lui, réside dans le livre du jeu (ou dans notre cas, dans l’œuvre dont il est tiré). Je suis plus que jamais convaincu qu’en réalité, le background naît lui aussi à la table, ou plutôt qu’il devrait y naître en partie. Certes, nous partons sur une base commune (l’univers de Star Wars), mais Lucas lui-même le remanie constamment (l’interview de 1977 qui clôt le Making Of de Star Wars est stupéfiante : il est évident alors que si Lucas a bien tous les « blocs de construction » de son intrigue, celle-ci est encore complètement floue même pour lui).
Notre background naît à la « table » (virtuelle, certes), puisque Mike nous laisse notamment établir certains éléments de l’univers. Il n’est pas rare qu’il demande à un joueur : « D’accord, tu connais effectivement quelqu’un dans la station… Qui est-ce ? Comment vous-êtes vous rencontrés ? Explique-moi un peu ce personnage. » Dans ce cas, Mike se met en position de vulnérabilité : pendant un instant, il n’est plus le détenteur du background et de ses clefs. Il n’a plus le contrôle de la situation. S’il avait un scénario linéaire en tête, cette option lui serait inaccessible : il risquerait à chaque instant qu’un joueur invente un personnage capable de faire s’écrouler toute l’intrigue comme un château de cartes.
La méthode demande une capacité d’adaptation assez impressionnante, puisque rien n’est écrit.
Oui, tout se passe à la table. Nous avons défini un certain nombre d’éléments lors de la première session. En une dizaine de parties, nous avons bâti le « squelette » de notre campagne, une silhouette encore floue, mais qui devient de plus en plus nette : elle se définit par notre apport à la fiction de Mike. Chaque partie est un « processus de validation » où le MJ propose des intrigues, des pistes, des possibilités, et où nous, en tant que joueurs, choisissons parmi ces pistes celles qui nous intéressent le plus. Et chaque partie devient plus intéressante que la précédente puisque nous écartons, consciemment ou non, les éléments qui nous attirent le moins…
Ce qui est enthousiasmant, c’est que tout cela prend une direction précise : même si beaucoup de choses partent dans tous les sens, Mike réussit à ménager une cohérence, un fil directeur solide. Nous ne sommes pas à l’abri de quelques petites modifications à la volée quand un détail paraît incohérent, mais ce genre de « retcon » n’a pas d’importance tant l’ensemble prend une forme reconnaissable et consistante.
Evidemment, nous avons tous hâte de poursuivre ces aventures, cette expérience fascinante à plus d’un titre…
J’ai rédigé ce billet en totale roue libre, sans relire, et j’en posterai sans doute d’autres au fur et à mesure de la campagne pour en marquer l’évolution !
Très intéressant à la lecture, comme toujours 🙂
Non, non, je ne ferai pas de discours sur ce pupitre de remise des Oscars ludiques par MC Sandy, je me contenterai de montrer mes fesses sur un air de banjo ithorien !
Merci Sandy pour cette brillante explication du processus de création et de réalisation de cette campagne qui m’éclate du début jusqu’à la fin, et dont la saveur principale réside dans l’échange perpétuel entre les joueurs et le meneur. Tout ça pour dire que la qualité de cette campagne tient avant tout à la richesse de ses participants et, contrairement à ce que Sandy voudrait vous faire croire, je n’y suis qu’un chef d’orchestre de quatrième zone entouré de solistes de dimension internationale !
J’adore ce principe, et j’aimerais l’appliquer dans mes parties. Mais ça demande vraiment de l’investissement de la part des joueurs. Quand je vois comment je galère pour récupérer tous les historiques de persos :/ Bon, après, une création commune ou une séance dédiée à chaque joueur peut résoudre le problème.
Le truc le plus approchant que j’ai eu, c’est un joueur qui interprète un Voyageur à Prophecy. Il connaît quelqu’un dans chaque grande ville, et c’est lui qui décide qui est son contact quand il arrive dans cette cité.
La séance de création commune est indispensable à mon avis. Quand chacun crée un perso de son côté, même avec une vague concertation préalable, il faut ensuite attendre la première partie commune pour voir ce qui fonctionne et savoir si la mayonnaise prend.
En création commune, il y a un gros avantage : on comprend tout de suite ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas.
Inconvénient : il faut être prêt à renoncer. Renoncer à une bonne idée parce qu’elle est incompatible avec les persos des autres par exemple. Mais cet inconvénient est un avantage, car si l’idée en question n’est pas énoncée devant le groupe, c’est lors de la première partie qu’elle révélera ses limites…
Autre inconvénient (plus grave celui-là) : il faut sortir la mitrailleuse à idées. Car pour chaque idée à laquelle on renonce il faut en trouver une autre. Là, c’est de la connivence entre joueurs que naît la magie : chacun peut enrichir le personnage des autres, en y greffant une partie de son propre background ou simplement en proposant une possibilité inédite.
Le MJ doit être doté de deux qualités :
* un excellent sens de l’improvisation (mais ça se travaille) ;
* des nerfs d’acier (il se peut très bien qu’à un moment, un joueur fiche en l’air votre campagne basée sur le combat pour la liberté de la Rébellion en annonçant fièrement : “Oh, et si on jouait plutôt des gars qui sont fidèles à l’Empire ?” – Ouais, il y a moyen de retourner la situation, mais ça demande des nerfs d’acier).
Bref : je ne peux que t’encourager à tenter l’expérience, Moryagorn. Si tu as l’occasion de feuilleter “Apocalypse World” (pas forcément pour y jouer, car je sais que beaucoup sont réfractaires à ce système vraiment particulier), la section consacrée à la première séance de jeu comprend énormément d’astuces et d’idées pour ce genre de méthode.
En fait, j’ai pris l’habitude de créer chaque perso à part pour que chuan puisse avoir ses petits secrets, ses objectifs perso etc. Quand je fais une session commune, c’est plus pour l’aspect remplissage de fiche, et les joueurs me parlent de leur historique avant ou après. Mais parce que je fais rarement créer “un groupe”, mais plutôt plusieurs individus, ce qui fait que le groupe n’est pas plus important que leur somme. Et la plupart du temps, ils (les persos) ne se connaissent pas avant la première partie.
Je procédais comme toi il y a quelque temps, Moryagorn : chacun crée un personnage isolé et le premier “épisode” raconte la rencontre de ces personnages. C’est à la fois intéressant et risqué. Intéressant parce que les histoires de rencontres sont toujours excellentes dans les films et la littérature par exemple. Risqué parce que cela suppose que les PJ arrivent à s’entendre au cours de l’histoire, qu’elle les motive suffisamment pour qu’ils fassent front commun contre un adversaire par exemple. Or, l’expérience tend à me prouver que ça ne fonctionne pas toujours.
L’avantage du groupe, c’est que l’on pose un postulat : les PJ s’entendent entre eux. Et le plus pratique, c’est que ce sont eux qui doivent expliquer pourquoi. Une fois qu’ils ont eux-mêmes soumis ces explications, ils vont s’y tenir pendant le scénario parce qu’elles viennent d’eux. Le risque d’avoir un conflit entre personnages est moins élevé. Dans des jeux comme L5A, la méthode pourrait même être salutaire…
Cela dit, ça ne fonctionne pas avec tous les joueurs. Les membres de notre petit groupe se connaissent depuis longtemps (mais c’est la toute première fois que nous jouons ensemble) et nous avons une vision assez semblable de l’univers de Star Wars (même si nous avons eu besoin de toutes ces parties “d’harmonisation” pour vraiment être sur la même longueur d’ondes… encore qu’il s’agissait plus de réglages que de vraiment s’accorder : nous n’avions au final qu’un objectif, nous amuser).
Maintenant il s’agit là d’UNE méthode, pas de LA méthode. On aboutit à une forme de JDR particulière, qui n’est pas adaptée à tous les groupes, forcément. Mais je dois avouer que je m’y retrouve à 100% !