Beaucoup de rôlistes de mon âge vénérable ont commencé à jouer avec Dungeons & Dragons, et plus précisément avec la fameuse « boîte rouge ».
Pendant les années 1980, dans la Nièvre, loin des grandes villes, il fallait une bonne dose de motivation pour être geek avant l’heure.
Ou alors, il suffisait de ne pas aimer le foot.
A l’époque (et je vous parle d’un temps que les moins de 38 ans – à l’heure où j’écris ces lignes sur un matériel qui serait passé pour un accessoire de SF pendant cette période – ne peuvent pas connaître), on ne parle pas de « comics » : on dit « Strange », « Titans ». On n’y suit pas les aventures de Spider-Man, mais celles de « L’Araignée » (popularisé par un dessin animé formidable dont le héros est un certain « Pierre Parker »), que vous pouvez visionner en partie ici : https://www.youtube.com/watch?v=xtcwNi-FHsM (faites-vous plaisir, vous allez kiffer les doublages). Alors qu’il vous suffit d’un clic pour y accéder aujourd’hui, à la fin des années 1970, votre serviteur croit dur comme fer que le costume de Spider-Man est vert caca d’oie, à force de l’avoir vu sur une vieille télé noir et blanc baveuse dont les couleurs tirent sur la teinte « marais purulent ». On ne parle pas de Star Wars, mais de la Guerre des Étoiles.
On se dit même que « Chiktabba », c’est un super nom, qui claque.
Ça vous donne une vague idée de l’indigence pop-culturelle dans laquelle mes petits camarades et moi évoluons.
Et curieusement, ça ne nous empêche pas de saisir la moindre miette de (future) culture geek et de la multiplier comme un Christ sous acide piqué par une photocopieuse radioactive.
Il y a peu de sources auxquelles abreuver notre imagination. À vrai dire, il y en a surtout une : le magasin de jouets du petit bled où j’habite, celui du formidable monsieur Matonnat, qui reste dans ma mémoire LE vendeur de jouets par excellence. Ce monsieur est capable de vous faire une démonstration de la chenille magique, du bâton de majorette télékinétique, et de tous ces improbables bidules qu’on trouve chez lui… à côté du matériel de pêche.
Parce que ce magasin vend les deux types d’articles qui permettent à un cerveau juvénile de s’oxygéner : des cannes à pêche et des jouets.
La pêche, ça m’a toujours gonflé : glander pendant deux heures en pleine canicule en attendant qu’un poisson-chat composé à 98% d’arêtes vienne se suicider sur un « veurtiau » (oui, parce que dans la Nièvre, on pratique aussi un patois rigolo mâtiné de morvandiau : un « veurtiau », c’est un « ver », un « asticot »), c’est vraiment pas du tout ma came. En revanche, en 1984, quand Schmidt publie « Das Schwarze Auge » en français (avec, il faut le noter, des illus de Bryan Talbot, dont le style frappant donne une personnalité particulière aux dessins en noir et blanc des petits livrets), il y a un truc qui me branche carrément : les « livres dont vous êtes le héros ». J’ai trouvé là l’objet mythique dont je rêvais : un livre qu’on ne peut pas finir parce qu’il raconte chaque fois quelque chose de différent.
En réalité, neuf fois sur dix, les livres en question racontent la mort affreuse mais rigolote du personnage dont je suis les aventures, mais la fascination qu’ils exercent sur moi est déjà trop forte pour que mon sens critique se manifeste. Aussi, quand je vois dans la vitrine du magasin un jeu dont la couverture m’évoque les LDVELH (ça va plus vite à écrire que « livres dont vous êtes le héros »… ah… merde), mon sang ne fait qu’un tour.
Mon porte-monnaie aussi, et c’est un tour rapide de ma poche à ma main, le temps de constater que non, j’ai pas assez de sous.
J’investis malgré tout dans une des « aventures » publiées en même temps que le jeu de base : la Forêt sans retour (alias « Murgol, mage des ténèbres »). C’est super cool : ça ressemble à un LDVELH, mais en beaucoup plus compliqué, et on ne comprend rien.
Résultat : je suis ravi. Ça veut dire qu’il y a quelque chose de très complexe, de très rare, qui se trouve presque à ma portée, là. Un machin qui a l’air passionnant, mais qui va nécessiter un gros effort pour en extraire la substantifique moelle. Or, si la perspective de courir après un ballon pendant un peu plus de trente secondes me donne immédiatement envie de m’enfoncer un des poteaux de buts dans l’oreille, l’effort intellectuel, lui, m’est plutôt agréable : car je suis une petite crevette, certes, mais une crevette plutôt futée. Un truc inédit qui va me stimuler.
Non pas que je manque de stimulations : c’est le début des jeux vidéo tels qu’on les conçoit aujourd’hui, avec des machines merveilleuses comme l’Amstrad CPC 6128 devant lequel je passe déjà des heures. Mais ce truc bizarre, « l’Œil Noir », me promet des aventures infinies, comme celles des LDVELH. Non, en fait : des aventures encore plus infinies (car on a beau dire, la huitième fois, le Labyrinthe de la Mort, même quand on décide de bouffer un carré de chocolat chaque fois que le héros s’alimente et qu’on finit avec une satisfaction mêlée d’un petit début d’indigestion, on finit par s’en lasser).
Je persuade ma maman de m’acheter la « grosse boîte ». Ça tombe bien, au même moment, je fais la connaissance de deux futurs geeks, qui seront mes compagnons d’aventure pendant des années. Ensemble, nous déchiffrons les règles. Le maître du jeu, ce sera bibi. La première aventure est une révélation (évidemment). Le combat final est un chaos indescriptible. Je sabote joyeusement les règles (une tradition que je perpétuerai fièrement jusqu’à ce jour), mais tout finit bien, le méchant est niqué, et bien niqué : Murgol ne tient pas longtemps face aux aventuriers déterminés.
Nous sommes un petit peu émerveillés.
Nous allons enchaîner avec quelques scénarios du commerce, mais bien vite, je serai chargé d’improviser la suite. Ensuite, ce sera la période des MJ tournants : nous maîtrisons à tour de rôle, chacun d’entre nous disposant d’un PJ qui fait office de PNJ lorsque vient son tour de diriger les aventures.
Ah oui, un truc marrant.
Les « aventures ». Ce mot commence à prendre une signification très particulière pour moi. Il entre carrément dans mon vocabulaire, dans ma vie. Je l’ai lu sur les publications de JDR, qui parlent encore de « jeu d’aventure ». Il me remplit, et il déborde, et tout mon entourage commence à le connaître. Ma maman ne me demande pas si mes copains viennent à la maison pour jouer, elle me demande si on « va faire une aventure ».
Voilà comment, grâce à la découverte de l’Œil Noir, j’ai passé les années qui ont suivi, avec quelques périodes en creux, en particulier à l’âge qu’on prétend adulte.
J’ai fait des aventures.