Je viens de boucler une ultime relecture maquette de « Chroniques Impériales », un supplément de background pour Le Livre des Cinq Anneaux, 4e édition, un jeu de rôle qui m’est cher puisque c’est avec lui que ma carrière pro dans le JDR (jeu de rôle pour ceux qui ne connaissent pas l’acronyme) a commencé. C’est aussi grâce à L5A que j’ai fait la connaissance de Michaël Croitoriu, un de mes meilleurs amis et un mec extraordinaire, qui a fait énormément pour la cause du JDR (et qui est de surcroît un être humain formidable).
C’est bon, j’ai fini, Mike, tu peux recommencer à lire.
Bref : L5A a marqué une étape essentielle dans ma vie, celle où j’ai entrevu qu’il était possible de vivre de sa passion (même si à l’époque, je n’en vivais qu’en partie puisque j’exerçais un autre boulot à côté, une situation qui a duré de nombreuses années). Il s’agissait également d’un JDR d’exception, de ceux qui marquent une génération. L5R proposait en 1995 (si ma mémoire est bonne) un environnement inspiré de l’histoire et de la mythologie japonaises, mais en y associant une bonne couche de « médiéval fantastique » à l’occidentale. Pardon de brosser à très gros trait un tableau simpliste de ce jeu, qui est bien plus que cela, et qui est à l’origine issu d’un jeu de cartes à collectionner façon Magic. Mais justement, cette origine et ce développement parallèle entre jeu de cartes et JDR allaient donner naissance à un univers absolument fascinant, en le présentant sous un angle unique (à ma connaissance, car il existe peut-être d’autres jeux développés de la sorte).
Le pouvoir du Vide
Dans L5A, chaque personnage dispose de rangs dans des attributs empruntés à la théorie des cinq éléments : l’eau, l’air, la terre, le feu… et le vide. C’est le vide qui permet à la roue de tourner, c’est le vide entre les autres éléments qui leur permet d’être dynamiques, et c’est finalement le vide qui sert de « joker » aux personnages de L5A : ils peuvent dépenser des points de Vide pour faire pencher la balance de leur côté ou pour accomplir des prouesses exceptionnelles.
Et c’est le vide du background de L5A qui fait également toute sa force. À l’époque où sort le jeu, on connaît mal l’univers de l’Empire d’Émeraude, et beaucoup l’associent simplement au Japon médiéval avec une touche de fantastique. Les seules fenêtres ouvrant sur le jeu sont de petits bouts de carton, les cartes du jeu « à la Magic » qui donne naissance au jeu de rôle éponyme. Comme sur les cartes Magic, celles de L5A comportent des « flavor texts », de très courts textes d’ambiance qui donnent de rares explications sur l’univers de L5A. Dans les boîtes de démarrage (starters) du jeu de cartes, on trouve des textes un peu plus long expliquant le contexte dans lequel se déroule le jeu : dans l’Empire d’Émeraude, c’est la guerre entre les clans. Sept clans ayant adopté un animal comme symbole s’affrontent en usant de magie, d’acier et d’honneur. Vient s’y ajouter une huitième faction, celle de l’Outremonde : un pays rempli de monstres et d’abominations, lesquelles se sont brièvement associées au Clan du Crabe dans des circonstances mystérieuses.
Le jeu de cartes, comme tous ceux de ce type, comporte des personnages puissants, des « héros ». Le flamboyant Doji Hoturi, la séduisante Bayushi Kachiko, l’énigmatique Togashi, la rigide Matsu Tsuko, et le couple d’ennemis jurés que forment Mirumoto Hitomi et Hida Yakamo vont devenir des figures essentielles de la mythologie Rokugani (certains accéderont à un statut divin, s’ils ne l’ont pas déjà acquis). Ils seront les premières briques sur lesquelles va se bâtir un univers riche, d’une surprenante complexité.
Ces personnages sont extrêmement flous : on ne connaît encore d’eux qu’une illustration (parfois pas fameuse, parfois réussie) et un vague « flavor text ». Toutes les hypothèses sont permises quant à ces personnages qui font immédiatement rêver, car ils surgissent d’un décor exotique (japonisant) mais accessible (formaté selon certains critères du med-fan « à l’occidentale » – tapez pas, je simplifie…).
Aujourd’hui, avec le recul, je fais le rapprochement avec un article que j’ai lu dans le Star Wars Insider (article que j’ai eu le plaisir de traduire et qui paraîtra d’ailleurs dans la version française du magazine dirigée par l’excellent Aurélien Vives). Dans l’article en question, un fan de Star Wars évoquait son enthousiasme quant à l’Épisode VII. Il se remémorait les années qui séparaient Un Nouvel Espoir de L’Empire contre-attaque, puis ce dernier du Retour du Jedi. À l’époque, pas d’internet, peu de magazines, peu d’informations sur les produits culturels et les films. Quelques mois avant la sortie des nouveaux films, toutes les hypothèses étaient bonnes. Et ces hypothèses ne reposaient bien souvent que sur… les jouets tirés des films. Qui était le mystérieux Boba Fett ? Telle figurine dotée d’un manteau sombre était-elle un nouveau Jedi qui apparaîtrait dans Le Retour du Jedi ? La période des hypothèses était la plus enthousiasmante, sorte d’immense préliminaire à l’orgasme geek que constituait la sortie de chacun des films.
Aujourd’hui, nous connaissons tout de chaque personnage en allant faire un tour sur internet, en lisant les nombreuses encyclopédies consacrées au sujet ou simplement en consultant le verso du packaging des figurines de Star Wars. Une partie de la magie s’est évaporée, ou plutôt, elle s’est cristallisée. Nous savons tout du mode de vie des Wookies. Nous connaissons le numéro de sécurité sociale de l’Empereur Palpatine et la marque de céréales préférée d’Anakin… Dans les années 80, tout était au conditionnel. Aujourd’hui, on ne peut parler de ces éléments qu’au passé… hormis ceux qui concernent l’Épisode VII, seule planche de salut pour ceux qui, comme moi, ont envie de ne pas savoir, ne serait-ce qu’un instant. Envie d’avoir les ingrédients, mais pas le repas conditionné, voire prédigéré.
Un univers cassé en deux
L’univers de L5A permet lui aussi d’échafauder toutes sortes d’hypothèses : ces possibilités et ces questions non résolues sont autant de portes d’entrée pour les nouveaux venus dans cet univers. Hida Yakamo est-il un traître ? Hitomi joue les victimes, mais est-elle si pure que cela ? Que s’est-il passé entre Doji Hoturi, sa maîtresse Bayushi Kachiko et le mari de cette dernière, Bayushi Shoju ? Toutes ces questions (et bien d’autres), je suis certain que beaucoup de joueurs se les sont posées. Et qu’ils les ont posées à d’autre joueurs. Et qu’ils ont fait naître des versions inédites et fascinantes de l’Empire d’Émeraude.
Sur ces entrefaites, arrive la version JDR de L5A. Du JDR, donc du texte, du « background » comme on dit quand on pousse du dé polyhédrique. « On va avoir toutes les réponses. » Dans Backstab (un des magazines de JDR de l’époque), la critique de L5A, le JDR, indique qu’il présente un univers « clefs en main ».
Rien n’est plus faux.
Ou plutôt : le MJ dispose d’un univers clefs en main, effectivement. Simplement, il va devoir improviser ce que ses joueurs trouveront derrière chacune des portes qu’ouvrent ces clefs. Car l’univers proposé est « à trous ». Le personnage par les yeux duquel on découvre Rokugan est Ginawa, un ronin mystérieux… tellement mystérieux que son histoire va se développer dans les années qui suivront et qu’il faudra attendre longtemps pour comprendre qui il est réellement. Il en va de même pour tous les personnages du jeu.
Le génie des auteurs du JDR consiste à opter pour une sorte de grand écart chronologique : au lieu de se dérouler pendant la Guerre des Clans, celui-ci aura lieu juste avant. Certains personnages marquants ne se connaissent pas encore, d’autres ne sont que le roc brut dans lequel seront sculptées leurs futures incarnation, et plusieurs d’entre eux sont tout simplement absents. Pendant des années, les joueurs du jeu de rôle n’auront que la période « pré-Guerre des Clans » où jouer. Ils disposent donc d’un contexte « avant » (le texte extrêmement riche du JDR et de ses très nombreux suppléments), d’un contexte « après » (les brefs « flavor texts » des cartes et les quelques récits divulgués dans les boîtes de base du jeu de cartes ainsi que sur les sites officiels et lors des tournois), mais aussi d’une énorme période vide entre les deux. Donc un point de départ très détaillé, une immense marge de manœuvre, et un objectif (l’univers des flavor texts) défini mais laissant la part belle à l’imagination.
Et ce vide, tous les MJ vont le remplir. Beaucoup vont également développer « leur » version de Rokugan (dont un savoureux Rokugan futur où le mal a triomphé, mais aussi, cocorico – car il s’agit d’une œuvre de fans français – un supplément amateur complet sur l’Ere du Gozoku, une période historique de Rokugan – je crois qu’il s’agissait d’ailleurs d’un des premiers travaux de Romain D’Huissier, depuis auteur de Qin et Hexagon Universe, entre autres jeux). Une version satirique hilarante, écrite par Rich Wulf, va également naître. Au fil de son histoire, L5A adopte de nombreux visages.
Son univers cassé en deux (avant/après), au lieu d’être « incomplet », a été un véritable tremplin pour l’imagination des joueurs. En proposant un univers « existant » (ou censé être existant et cohérent) plutôt qu’un cadre de jeu vide, et en n’en donnant pas automatiquement tous les détails, L5A devient une invitation à l’exploration. Exactement ce que devrait être un bon background de JDR à mon avis. De la matière, mais pas trop, de l’inconnu, mais la certitude qu’il y a bien quelque chose derrière cet inconnu. Alors que si ça se trouve, c’était l’impro totale de A à Z chez AEG. Mais on s’en fout.
Rokipédia
Mais le JDR rejoint le jeu de cartes, et peu à peu, les vides sont comblés. Surgissent alors des problèmes de cohérence : si l’on croise les sources, Bayushi Kachiko a un âge invraisemblable, et la taille des provinces des différents clans semble à géométrie variable. Impossible de dresser une carte exacte de Rokugan ou d’établir une chronologie. Qu’importe : on peut encore utiliser quelques rustines ou prétendre tout simplement que « le chroniqueur était biaisé et a relaté les faits à sa façon ».
C’est compter sans l’intransigeance des fans du jeu, et bien souvent de ses fans d’origine, qui désirent un univers cohérent et « officiel ». Au fil des versions (en passant par une version bâtarde destinée à être jouée avec le système D20, et qui montre bien à mon sens que le jeu a perdu son identité en cours de route, ou plutôt son « absence d’identité fixe »), l’univers devient de plus en plus rigide. Symptôme amusant, une des menaces les plus redoutables de l’univers de jeu, le Néant qui n’a jamais été nommé et qui dispose par conséquent de considérables pouvoirs, reçoit finalement un nom et perd son caractères quasi-divin et menaçant. Il n’y a plus de « vide », de « blanc » dans l’univers de L5A. Le contexte du jeu est « terminé ». On trouve sur internet d’innombrables sources où se renseigner sur le moindre personnage historique, sur le moindre détail de la chronologie.
La 4e édition se focalise sur cet aspect tout en dépoussiérant un peu le système de jeu : il s’agit désormais de proposer non pas un jeu « à secrets », mais un univers cohérent et fini. « Plus la peine » d’inventer des réponses aux questions existentielles. Le problème, c’est que les joueurs qui pouvaient jusqu’ici les chercher dans leurs propres aventures, dans les scénarios du jeu, doivent désormais se tourner vers les sources officielles. Une partie de la magie de L5A a disparu avec ses secrets. En témoignent les nombreux volumes des « secrets du Clan » parus à la 2e édition du jeu : ces fameux secrets deviennent bien légers (à mon avis) et ne dévoilent plus que des mystères « annexes ». L’essentiel, on le sait déjà. Il faut ajouter de nouveaux Kami, voire des Clans Majeurs (et d’innombrables clans mineurs, naturellement) pour relancer le moteur.
Preuve que L5A est un jeu d’exception : ça fonctionne quand même. La communauté des fans reste vivace, notamment grâce à la Voix de Rokugan, le forum/l’association qui va fédérer les amateurs de samurai rokugani. L’engouement de ces joueurs va même donner naissance à un supplément prestigieux, Sunda Mizu Mura, que je considère à titre personnel comme l’un des plus réussis de la gamme, alors qu’il est « pseudo-officiel ». Il reste donc des choses à faire à Rokugan…
L’univers figé
Revenir à Rokugan, pour moi, ce n’est plus se lancer dans l’exploration de terres inconnues. C’est comme relire un bouquin favori : on retrouve des personnages avec lesquels on a fait un bout de chemin, on les examine sous un angle différent, mais au bout du compte, ils n’ont rien à nous dire de nouveau.
Imperial Histories est symptomatique de la façon dont ce jeu a évolué. On y trouve dix contextes détaillés correspondant à des périodes historiques de L5A. Les plus importantes y figurent (l’avant et l’après Guerre des Clans), ainsi que l’uchronie des Mille Ans de Ténèbres et des périodes chères aux joueurs (le Gozoku, la Bataille du Cerf Blanc). Le supplément en VO a été très apprécié. Mais voici encore un de ces ouvrages qui remplit des blancs. Restera-t-il suffisamment de Vide dans l’univers de L5A pour que de nouveaux joueurs s’y fassent une place, sans se faire rebattre les oreilles d’histoires « officielles » où ils n’ont pas leur mot à dire ? On assiste ainsi au revival de jeux comme Vampire : ont-ils encore quelque chose à raconter qui n’ait pas déjà été ressassé cent fois ?
Et c’est le moment où je décroche totalement du jeu. Tout comme j’ai du mal à accrocher aux jeux inspirés d’une franchise littéraire ou ciné (à part Star Wars, curieusement… faudra que je me penche sur la question, tiens).
Je regrette l’époque où le background du jeu se limitait à ces textes d’une phrase, sur un bout de carton, et à cette invitation implicite : « À votre avis, qu’est-ce qui se passe ensuite ? »
Et je me demande si un bon background ce ne serait pas ça. Des illustrations percutantes et mystérieuses, une phrase qui soulève un coin de mystère sans trop en dévoiler…
Et bien tu sais quoi, je suis pas forcément d’accord. Parce que certes, le background de L5A est bien détaillé et donc figé, mais ça n’empêche pas que seul le MJ a, normalement, accès à cela. Le wikia est super bien fait et complet, mais un joueur n’a pas à y foutre les pieds. Parce que rien n’est gravé dans le marbre tant que ça n’a pas été énoncé à la table de jeu. J’ai joué des années avec mon MJ, qui a pris de grandes libertés avec le background. Nous avons vécu les événements pré-Guerre des Clans, jusqu’à la Guerre contre le Néant, mais il y avait peu de choses “officielles”.
Maintenant, c’est à mon tour de maîtriser, et j’ai fait un bond de 60 ans en avant. Nous sommes fin du XIIème siècle, à quelques années de la fin officielle de la timeline. J’ai fait ce choix pour des raisons pratiques : je souhaite leur faire jouer la campagne de Second City, mais j’ai besoin qu’ils prennent du galon avant cela. Et pour ce faire, direction la Province de Naishou, qui est décrite avec force détails, mais suffisamment de Vide pour y faire plein de choses. J’ai rarement l’occasion de laisser réellement les rênes à mes joueurs, mais là, pour le coup, c’est ce qu’il se passe. Ils débarquent là, fraîchement sortis de leur gempukku et nommés Magistrats d’Emeraude sans trop savoir comment ou pourquoi, et doivent plus ou moins décider du sort de la Province. Et ce qu’ils y trouveront dépendra fortement de ce qu’ils voudront y mettre. Tout ça, malgré les milliers de page de BG publiées.