Un logiciel coule

Une fois n’est pas coutume : je vais recommander un instrument de capitaliste traître à la Mère Patrie.

Ces temps-ci, je lis des documents en PDF (des manuels et des scénarios de jeu de rôle) et je les annote. J’avais déjà commencé à souligner, sur Kindle (l’appareil du Grand Satan Amazon), les passages marquants des romans que je lis, en me disant que ce sera pratique de les retrouver par la suite (c’est le cas). Avec l’annotation des PDF, je suis passé à la vitesse supérieure : j’ai acquis il y a peu un Apple Pencil (prononcer apeulpènsseullllll), et pour griffonner un PDF sur iPad, c’est le top du top (c’est aussi le top pour dessiner sur l’app Procreate, qui coûte moins de 15 euros, et qui est tout simplement exceptionnelle avec cet accessoire).

J’ai annoté un document d’une centaine de pages avec plein de petits soulignements, gribouillis, etc., et ça m’a permis de me faire une fiche de lecture synthétique qui m’a beaucoup servi pour la rédaction d’un projet (dont j’aurai peut-être l’occasion de parler, mais c’est encore prématuré. Je n’aurais pas cru, mais ça m’a énormément aidé à organiser mes idées.

Et puis je suis tombé sur une pub ciblée concernant une app très intéressante, disponible aussi bien pour PC que pour Mac et pour iPad. Ça s’appelle Liquid Text et c’est l’exemple parfait de l’outil simple dont on ne peut plus se passer.

Le principe est ridiculement simple : vous ouvrez un document PDF, et vous pouvez l’annoter à l’écran. Jusqu’ici, rien de révolutionnaire : vous pouvez surligner le texte et ajouter des annotations manuscrites ou au clavier.

À côté de (ou sous) votre document, vous disposez d’une zone de travail (qui s’étend au fur et à mesure que vous la remplissez). Vous pouvez d’un simple geste (du doigt ou du stylet) faire glisser un texte souligné depuis votre document jusqu’à la zone en question. Vous pouvez également sélectionner une zone du document et la faire glisser sous forme d’image dans la zone.

Ca, c’est déjà TRES pratique pour extraire l’essentiel d’un document. Mais en plus, votre zone de travail est dynamique : une pression sur un des extraits rassemblés, et l’app vous renvoie à sa page d’origine. Ensuite (dans la version pro qui coûte 32 €, et qui les vaut très largement si vous l’exploitez comme moi), vous pouvez relier plusieurs notes les unes aux autres (toujours avec la possibilité d’appuyer sur une des flèches de liaison pour accéder rapidement à l’élément-cible, leur affecter des tags…). Vous pouvez en outre travailler sur plusieurs documents à la fois (le logiciel se limitant toutefois à exploiter les PDF et les sites internet : pratique pour aller piocher dans wikipédia par exemple ; pour les autres formats, il faudra les convertir en PDF au préalable), dans le cadre d’une synthèse pas exemple.

Une fois votre document annoté, vous pouvez exporter vos annotations sous forme de DOCX word (s’il ne s’agit que de texte) ou de PDF (si vous avez annoté au stylet, importé des images, etc).

POURQUOIIIIIII ?

Et vous allez me dire : je ne suis ni notaire ni secrétaire, à quoi ça va me servir, tout ça ?

À lire des manuels et des scénarios de jeu de rôle.

On dirait que l’app a été conçue pour ça. Quand vous épluchez pour la première fois un manuel de JDR, il vous arrive peut-être de prendre des notes pour vous faire un petit « digest du meneur de jeu », ou un petit écran de MJ maison, voire un « résumé des règles pour les joueurs » (ou pour vous). Quand vous créez un personnage dans un système de jeu un peu touffu, vous avez parfois envie de regrouper les règles spécifiques qui le concernent dans un petit dossier, pour éviter de vous taper tout le manuel à la recherche de LA règle importante. Exemple : les sorts de votre lanceur de sorts dans Dungeons & Dragons.

Avec Liquid Text, extraire du manuel de base les infos pertinentes et en faire un petit fichier pratique prend quelques minutes à peine.

Pour le MJ, c’est tout simplement génial. En tant que MJ, j’ai un problème récurrent : les foutues règles de dégâts et de guérison. Dans tous les manuels, elles sont éparpillées : les dégâts se trouvent à une extrémité du chapitre de combat, et les règles de guérison à l’autre bout, quand elles ne sont pas dispersées dans plusieurs sections ou chapitres (un petit morceau dans le combat, un autre dans la compétence Médecine, et un dernier dans les règles générales). Ici, il vous suffit de vous faire un petit topo « règles de guérison » en copiant tous ces passages, et si jamais une info vous manque, il vous suffit de cliquer sur un des passages en question pour retourner à la section dont il est issu.

Pour les scénarios, vous imaginez bien que c’est tout aussi performant : quelques notes sur un PNJ important vous permettront de retrouver instantanément toutes les sections qui le concernent. Des liens bien créés vous permettent de lier des descriptions à des zones sur un plan, et si ces descriptions sont associées à des PNJ, vous pouvez les relier ensemble.

Concluture

L’outil est simplissime à prendre en main, mais il est parfaitement conçu (dans sa sobriété, il me rappelle Procreate : pas besoin de menus à rallonge pour avoir une appli efficace). En outre, il est pourvu d’un petit didacticiel vidéo qui vous montre en images TOUTES ses fonctions : c’est efficace et visuel, parfait pour une prise en main rapide.

Étant donné que j’ai passé en revue ses qualités, autant que je vous parle de ses défauts.

Le prix : 32 euros, c’est quand même cher pour une app (il y a des tarifs étudiant, cela dit). Mais ce n’est pas non plus prohibitif, et en ce qui me concerne, ce sera clairement rentabilisé (bon sang, je regrette de ne pas avoir eu ça pour la lecture du livre de base de Mutant Year Zero !).

Le matériel requis : l’idéal, pour moi, c’est de l’utiliser sur tablette (c’est là que je lis mes manuels), mais si ça se trouve, c’est aussi bien sur un écran d’ordi. Personnellement, j’ai vraiment commencé à m’habituer à l’utilisation de l’iPad + Apple Pencil, qui sont devenus des outils de travail que j’utilise en permanence.

La nécessite d’avoir les jeux en PDF : là, c’est le vrai point noir. Si vous n’avez pas le fichier PDF de votre jeu/scénario, ça ne va pas vous servir à grand-chose. Certains PDF sont peu onéreux, tandis que d’autres coûtent encore cher. Clairement, l’app ne vous servira que si vous avez des documents à ce format.

Pour moi, Liquid Text est une découverte presque révolutionnaire, qui va me faire gagner énormément de temps en tant que MJ et que joueur, et je compte l’utiliser régulièrement !

App et versions PC/Mac disponibles ici.

Grands Anciens mon c*l – Chapitre 3 – Rosie fait le mur

Grands Anciens mon c*l ! est un grand feuilleton dans la veine des oeuvres d’Alexandre Dumas, avec une petite touche naturaliste façon Zola qui… Non, je déconne, c’est juste un petit roman de divertissement pour passer le temps pendant le confinement. Bonne lecture !

Que faire quand un Grand Ancien géant attaque la ville et que vous êtes coincé dans un immeuble que vous ne connaissez pas ? De nombreuses idées pour occuper vos journées :
* combattre des cafards géants (ça, c’est fait) ;
* rencontrer une petite amie quantique ;
* confectionner des armes de fortune avec le contenu de vos placards ;
* refuser les avances des adeptes des Dieux d’Outre-Espace tout en restant courtois et civil ;
* chercher à comprendre le sens de la vie et surtout à conserver cette dernière…
… et bien d’autres idées qui vous permettront d’occuper le temps avant l’apocalypse !

*********

Si vous êtes déjà entré.e dans l’appartement d’une vieille dame, vous avez une idée assez précise de ce à quoi ressemble celui de notre voisine : c’est exactement le contraire.

Remplacez l’impression de calme stagnant par une sorte d’effervescence mécanique et électronique, les tableaux soigneusement accrochés aux murs par des affiches punaisées, aussi variées qu’insolites (une illustration des Bandits de Tomi Ungerer, plusieurs posters de groupes complètement inconnus comme “Jamie Bone et les Equarrisseurs”, des listings de ce que j’identifie comme du code informatique, plusieurs bouddhas aux diverses couleurs), les assiettes et bibelots en porcelaine par des circuits et pièces informatiques divers, la bibliothèque impeccable contenant de vieux ouvrages reliés par des étagères (mal) faites main où des piles de bouquins de poche ressemblent à des tribus de lemmings sur le point de faire le grand saut…

Une odeur curieusement accueillante de vieux cuir imprégnée de vieilles fragrances de tabac s’y mêle à d’acides relents de plastique et de soudure chaude, atténués dans leur agressivité par un parfum floral qui émane de toute évidence d’une splendide théière japonaise verte posée sur une table basse et voisinant avec ce qui ressemble à un drone rescapé d’une opération suicide.

— Faites pas attention au bordel, dit Rosie (“je préfère Rosie à Mme Tannenbaum, c’est trop protocolaire, ça, c’est bien pour les prout-prout” nous a-t-elle dit en nous faisant signe d’entrer chez elle tout en jetant quelques petits coups d’oeil mi-inquiets mi-amusés dans le hall, et en particulier vers la porte de l’autre énergumène, qui s’est vaguement entrouverte une fraction de seconde pendant notre repli stratégique). C’est rien que des vieux rebuts, alors mettez-vous à l’aise, je vais vous refaire du thé, les garçons.

Nous, on n’a rien demandé, mais Rosie, apitoyée après nous avoir vus nous escrimer deux minutes sur la porte, nous a proposé de nous offrir l’asile le temps de réfléchir un peu.

En deux minutes, nous avons eu le temps d’essayer de nombreuses solutions pour rentrer chez nous :

– hurler sur Romy, qui n’y est pour rien, mais qui est sorti le dernier, et constitue donc le coupable idéal ;

– secouer brutalement la porte au cas où elle se rendrait à l’argument de la violence, sait-on jamais (oui, c’est Singu qui a tenté le coup) ;

– passer une feuille de papier sous la porte (dans ce cas, un dépliant que nous ont laissé Shoub et Gourath dans la boîte aux lettres : faites-moi penser de vous parler de ces deux gars-là, je suis pas sûr que ça ne me sorte pas de l’esprit d’ici quelques secondes) et insérer un bitonio métallique dans le trou de serrure dans l’espoir de récupérer la clef et se rendre compte qu’avec une porte bien isolée et au ras du sol, la clef reste bien peinarde de l’autre côté quand elle tombe ; 

– nous engueuler à mi-voix en poussant des hurlements chuchotés et en devenant tout rouges, avec de petits coups d’oeil en direction de Rosie, qui a miséricordieusement épargné notre dignité en se retenant de rigoler ;

– essayer d’ouvrir la porte normalement, au cas où (ça marche au cinéma quand les protagonistes sont très très cons, et on se dit qu’on réunit les conditions sur ce coup-là) ;

– renoncer et engueuler Singu parce qu’il est sorti dans une tenue pas présentable du tout, et parce que l’engueulade est un bon moyen d’évacuer le stress selon nous (des protagonistes très très cons, je vous dis).

Bilan des opérations : nous n’étions pas plus avancés, Singu rasait les murs et Romy faisait la gueule. On s’est donc rabibochés en faisant ce qu’on fait particulièrement bien : laisser tomber et compter sur la bonté de notre prochain, ou de notre prochaine en l’occurrence.

Rosie disparaît dans une cuisine minuscule, ou plutôt une cuisine de taille raisonnable mais encombrée par une quantité invraisemblable d’appareils culinaires entassés. En revenant, elle prend Singu par le bras et l’entraîne dans une autre pièce. On entend farfouiller un moment, puis les échos sourds d’une conversation inintelligible.

Steph s’assied sur le canapé.

— On n’est pas dans la merde, souffle-t-il.

— Tu sais, un peu plus un peu moins, fait Romy en se laissant tomber à côté de lui.

— En attendant, il y a un cafard crevé qui moisit dans notre salon et qui va emboucaner tout l’étage, à force, dis-je.

— On va bien trouver un moyen d’entrer, insiste Romy, toujours optimiste. Au pire on force la porte.

Steph le regarde, incrédule.

— Et avec quel bélier ?

Il soupire de nouveau, puis consulte sa montre, l’air inquiet. Il se lève du canapé et se faufile entre deux vieux aspirateurs pour se poster à l’autre bout de la pièce en nous tournant le dos.

Le carnet n’est plus dans sa poche.

Je n’ai pas trop le temps de m’interroger à ce sujet : je me sens brusquement nauséeux, comme tous les matins à la même heure. C’est comme si une vague gerbatoire nous tombait dessus, à heure fixe, juste après les blattes de l’espace. En face de moi, je vois Romy déglutir en faisant la grimace. Juste un mauvais moment à passer.

Rosie sort de sa chambre, avec Singu à sa suite.

Singu, qui a échangé son sweat-shirt noué à la ceinture contre un paréo au motif floral. Il porte en outre une sorte de chemise ample dans laquelle Rosie ressemblerait sans doute à un paquet de piquets de tente jetés un peu au hasard, mais qui moule son torse et ses bras musclés.

— C’est pas très viril, mais faudra vous contenter de ça.

Singu nous regarde, entre vexation et hilarité.

— La dame avait pas de pantalon à ma taille, explique-t-il.

— J’ai vu pire, fait Romy, qui retient un éclat de rire quand même.

— Hé, répond Singu en se drapant dans sa dignité et son tissu à fleurs, c’est l’homme qui fait la jupe.

— Ben vous faites une jupe plutôt ridicule, dit Rosie, mais entre ça et vous balader les fesses à l’air, y a pas photo, non ?

Un sifflement nous parvient de la cuisine.

— Je vais chercher l’eau.

Singu vient s’asseoir, avec un certain nombre de contorsions pour ne pas craquer sa chemise et sa jupette, à côté de Romy. Steph approche une chaise de la table basse, et je le vois ranger son carnet. Après un petit silence, Romy pose la question qu’on se pose tous :

— Ca lui fait aussi, à la dame ?

— La nausée ? répond Singu. Ouais. Et les cerises aigres aussi.

Au moins, on n’est pas fous. Enfin, pas plus que Rosie.

D’accord, c’est pas rassurant, en fait.

Elle sert le thé, et pendant ce temps là, j’avise le motif du mur du fond de son salon : curieux bidules : des centaines de plaques noires de tailles et de formes légèrement différ…

Hé, mais attendez, c’est pas des plaques, mais de vieux téléphones portables. Je ne peux pas m’empêcher de me lever pour aller regarder de plus près.

— Ca te plaît, la déco ? fait-elle en se marrant dans mon dos.

En me retournant, je la vois qui s’est approchée tout près de moi, et je vois dans ses yeux une étincelle de malice qui la rajeunit d’une bonne dizaine d’années. Davantage, même ! Ces yeux-là, ce sont des yeux d’étudiante, de lycéenne.

— Tu veux voir un truc marrant ? demande-t-elle en s’approchant d’un interrupteur au mur.

Sans attendre ma réponse, elle le fait basculer.

Le plafonnier s’éteint, et je réalise que tous les stores sont fermés depuis le début quand les petits écrans s’allument. Et je me rends compte qu’ils n’occupent pas qu’un mur, mais toutes les parois de l’appartement : on ne les distingue pas forcément d’emblée dans tout ce chaos, mais une fois qu’ils s’illuminent, l’effet est frappant. 

Tous forment une seule et unique image qui s’affiche tout autour de nous, un paysage stupéfiant, filmé à 360° : c’est une vue aérienne, qui cède la place à une forêt de cerisiers en fleur au bout d’une trentaine de secondes, puis à l’intérieur d’un aquarium, ou peut-être une vue sous-marine.

On reste bouche bée, tous, à l’exception de Singu, qui boit son thé et demande d’un air de connaisseur :

— Ce serait pas du tibétain ?

— Ben si c’est du tibétain, c’est le tibétain de chez Carrefour, répond Rosie, tout sourire, sans cesser de profiter de nos mines ébahies.

— C’est vous qu’avez fait tout ça ? je demande.

— Oh non, fait-elle, avec une modestie évidemment fausse, puisqu’elle marque un temps avant de lâcher : les vidéos, je les prends sur un site internet. Mais l’installation, oui.

Je lui jette un coup d’oeil et je la vois qui boit une gorgée de thé, satisfaite de son petit effet.

— Mais le mur, je veux dire les écrans, comment, enfin je veux dire, enfin…

— Ah, ça ? De la récup. Comme tout ce que j’ai ici. Vous imaginez pas tout ce que les gens balancent aux ordures sans se soucier de ce qu’ils pourraient en faire s’ils se sortaient un peu les doigts du cul…

On se retourne tous les quatre, toujours pas habitués au franc-parler de cette mamie technophile…

— Enfin, s’ils s’en donnaient un peu la peine, quoi, corrige-t-elle. Le plus compliqué, c’est de coordonner les images.

De temps en temps, un des écrans clignote un peu, mais l’ensemble reste suffisamment bien orchestré pour produire un spectacle saisissant. Au milieu de ce petit appartement encombré de rebuts, on vient de vivre une sorte de moment de flottement.

Je bois une gorgée de thé – je déteste ça d’habitude – et je le trouve carrément bon.

— J’ai bossé chez Microsoft et Apple quand j’étais jeune, explique Rosie. Une grosse partie du code des tout premiers Windows, avant même le 3, c’est moi qui l’ai géré.

— Windows… trois ? fait Steph, incrédule. Ca date pas de…

— De la première moitié des années 1990, mon grand.

— Balèze, hein ? fait Singu, qui a manifestement eu la primeur de l’information pendant qu’il jouait les poupées à habiller. Mais pourquoi vous avez arrêté, au fait ? demande-t-il.

— Ben… je me faisais bigrement chier au milieu de tous ces types très doués mais incapables d’écouter quand je leur proposais d’optimiser leur système. Oh, ils étaient gentils, hein…

Elle fait un petit geste évasif, les yeux dans le vide.

— Mais je crois qu’ils avaient envie d’autre chose que ce que je voulais, moi. Et puis…

Son regard pétille de nouveau.

— … c’était trop facile, à force. Je me suis tourné vers des choses plus compliquées.

Romy est suspendu à ses lèvres, fasciné, et je dois bien dire que je suis estomaqué. On voit bien qu’elle n’est pas trop habituée à être l’objet de ce genre d’attention. Au bout d’un petit moment, gênée, elle pose sa tasse et remet en ordre des objets au hasard (et qui n’en ont pas besoin, ou plutôt qui auraient plutôt besoin d’un effort genre “Changeons ton intérieur avec un tractopelle” pour que tout ça ait l’air vaguement ordonné).

— Mais je fais pas tout, hein, j’ai bidouillé un Linux pour trafiquer tout ça, c’est pas si compliqué, en fait.

Ce qui m’amène à me poser une question.

— Alors… c’est vraiment vous qu’avez fait sauter les plombs ?

Elle éclate de rire.

— Y a même pas de quoi faire sauter ta facture d’électricité devant toi, dit-elle. Tout ça, ça ne consomme pas grand-chose et surtout, j’ai mes bidules sur le toit.

Pas le temps de lui demander ce qu’elle entend par là : on vient de sonner, et chez Rosie, la sonnette est très particulière, comme tout le reste.

Déjà, c’est le thème de Yoda qui résonne dans la pièce plutôt qu’un bête ding-dong, et ensuite, le mur d’image change d’affichage pour nous montrer le visiteur, ou plutôt les deux visiteuses qui sonnent à la porte : deux petites nanas collées l’une contre l’autre, et qui regardent d’un air anxieux l’objectif en agitant les lèvres sans qu’on entende autre chose que la musique de John Williams.

— Ben merde, fait Rosie, y a le son qui déconne encore.

Elle hausse les épaules, puis se dirige vers l’entrée.

Romy, Steph et moi, on se lève les premiers pour aller voir ce qui se passe, et Singu nous suit. La perspective de passer pour un clown devant des filles qu’il ne connaît pas le stresse certainement un peu, mais connaissant l’animal, ça lui passera assez rapidement.

Rosie ouvre la porte, et les deux nanas la poussent pour entrer.

— Oui, je sais, les plombs ont sauté, dit Rosie pendant que l’une des arrivantes, un petit machin énervé dont la queue de cheval châtain clair semble battre la mesure d’une mélodie frénétique, ferme brutalement la porte.

L’autre, un peu plus grande et du genre costaud, se cale devant Rosie, plus posée mais apparemment aussi stressée que sa copine.

— C’est pas les plombs, Rosie, déclare-t-elle. Y a des gens en bas.

— En bas où ? Intervient Steph, qui manifeste un intérêt que je trouve un peu trop appuyé pour être complètement honnête.

Attendez voir… Je reluque les deux inconnues.

La première a dû se hausser sur la pointe des pieds pour coller l’oeil contre le judas de la porte de Rosie. Elle porte une salopette en jean et un tee shirt qui a sans doute été blanc dans une vie antérieure, le tout couvert de taches de peinture et de…

Non, c’est pas de la peinture ! C’est de la bouillasse de cancrelat, ça !

La grande costaude, elle, porte une robe bleue à bretelles qui souligne des épaules carrément musclées et tient un marteau énorme, sur lequel j’aperçois un petit morceau de chitine collé.

— On n’est donc pas les seuls à avoir un problème de nuisibles, me chuchote Romy en douce.

Moi, je me pose surtout une question : est-ce qu’une de ces nanas serait la mystérieuse copine de Steph ?

— A votre avis ? En bas de l’immeuble, évidemment !

Ca, c’est Petite Nerveuse En Salopette. Vu qu’on pourrait reboucher le Grand Canyon avec la quantité de mépris qui suinte de cette réplique, j’en déduis que non, ce n’est pas la copine de Steph, mais alors pas du tout du tout.

Et comme il vient de passer devant Grande Costaude sans lui accorder l’ombre d’un regard, je me dis qu’il ne s’agit pas d’elle non plus. Il file direction la porte, qu’il tente d’ouvrir. Mais Petite Nerveuse la tient. D’une poigne solide.

— Faut que je sorte, dit Steph.

— Ben d’accord, mais on referme derrière vous alors, rétorque-t-elle, farouche.

— Mais qu’est-ce qu’il y a, en bas ?

Pendant ce temps-là, Grande Costaude nous a entendu arriver, et elle se tourne vers nous. Alignés comme ça, on doit ressembler aux Dalton : Romy, qui a toujours sa tasse de thé à la main, puis moi dans mon jogging bien crasseux, et finalement Singu dans sa tenue euh… singulière (c’est un mot qui a été inventé pour lui).

Elle ouvre la bouche pour dire un truc, mais la referme aussitôt.

Je la comprends.

Steph est sorti sur le pallier, Rosie sur les talons. D’ici, je vois mon pote qui se penche du côté de l’escalier pour distinguer ce qui se passe en bas.

Romy, Singu et moi, on passe devant les nanas, qui reculent un peu dans le couloir. Quand Petite Nerveuse voit passer Singu, je l’entends presque ranger mentalement le spectacle dans un dossier “les trucs vraiment cons que font les mecs pour se rendre intéressants”, mais je suis trop curieux pour m’attarder.

— Alors ? je lance à Steph.

— Ben c’est Shoub et Gourath, répond-il, rassuré.

Ouais, je vous avais dit que je vous parlerais de ces deux olibrius. Bah, ça attendra le chapitre suivant !

Baldur’s Gate 3, premières heures de jeu

Ce week-end, craquage inattendu.Baldur’s Gate 3, pris en vertu de ses cinématiques : pas la peine d’attendre un film D&D, tout est déjà là, avec une fidélité louable envers le matériau de base. C’est très beau, ça commence sur les chapeaux de tentacules, et c’est un vrai enchantement pour les yeux.

Création de perso : c’est aussi l’aspect qui m’a attiré. La richesse du générateur et la beauté des persos créés est à la hauteur de mes attentes, c’est un immense plaisir même s’il manque des options : le jeu est en réalité en early access (et ne présente donc qu’un tiers de la campagne finale, donc une grosse vingtaine d’heures de jeu… voire beaucoup plus si on a envie de rejouer des tas de trucs, d’essayer d’autres builds de perso, etc.). Dès le début, on a une option surprenante : on crée le perso, mais aussi le personnage qui serait son compagnon ou sa compagne idéal.e. Le choix intervient intelligemment dans le récit, je vous laisse découvrir.

Le scénario me plaît beaucoup : c’est infiniment rare, ça n’arrive que lorsque les PNJ sont très bons, et c’est le cas ici. Des stéréotypes, certes, mais qui savent retourner les attentes de temps à autre, avec toujours d’excellents dialogues, tout en cinématiques, ce qui ne gâte rien. Dans le prolongement du scénario : l’originalité des situations. Pas question d’aller tuer des rats dans une cave (même s’il y est fait allusion de façon assez marrante au détour d’une réplique) : on se bat contre des flagelleurs mentaux et leurs séides, et les combats s’enchaînent de façon aussi originale.

Grosse surprise : après les quelques premiers combats contre quelques adversaires, un des combats met en scène pas moins de 17 personnages, dont des gobelins qui ont réellement une personnalité… Ce combat bluffant et tout simple m’a tellement plu que je l’ai rejoué plusieurs fois, de façon différente… Et la suite est à la hauteur : un combat au bord de l’eau pour sauver un gosse de certaines créatures m’a complètement bluffé : tellement inattendu…

Et finalement, c’est le sens de l’exploration et de la découverte qui me charme complètement. Ces trois ogres qui devisent tranquillement dans une ville en feu, vais-je les affronter ? Ou y a-t-il une autre façon de faire ? A la fin d’un combat, un de mes personnage est mort… et soudain survient une cinématique absolument géniale (je parle du magicien) et hilarante…

Mon dernier combat : dans une maison en feu, je cherche à passer les flammes… mais j’ai oublié de faire mémoriser le sort création d’eau à mon prêtre… Pas question de prendre une nuit de repos pour le récupérer : le temps est compté, et de toute façon (j’ai testé), si je reviens le lendemain, les personnages à sauver ne sont plus là ! (Ce qui change des jeux où les situations durent tant qu’on ne les a pas menées à leur terme). D’ordinaire, il faudrait trouver LA bonne solution pour aller sauver les deux personnages pris dans les flammes… mais ici, tout change. Le sortilège de “téléportation” de mon magicien permet déjà d’aller chercher la première victime. Pour la seconde, impossible… tout va trop vite… C’est là que je songe qu’il est possible de passer en mode “tour par tour” même hors des combats”.

Et ça change radicalement la donne. En fouillant le bâtiment je m’aperçois qu’il contient des tonneaux d’eau… Si je les lâchais dans les flammes ? Ca fonctionne ! J’y ai passé une bonne demi-heure, mais ce sauvetage en mode tour par tour (que j’ai dû recommencer à cause d’un jet de dés foireux au pire moment possible) était aussi épique que n’importe quel combat, tout simplement parce qu’il me laissait agir comme dans un jDR sur table.

Dans BG3, les sorts “inutiles” comme “création d’eau” deviennent réellement utiles (surtout au début où les incendies sont nombreux…). Pas de péril complètement “truqué” : l’eau éteint bel et bien les flammes, d’où qu’elle vienne (sortilège, tonneaux…). Cette sensation de liberté est extrêmement rare dans les jeux “d’aventure” très scriptés, suffisamment pour qu’elle paraisse absolument géniale quand on y est confronté ici.

Bref, gros achat (j’achète rarement des jeux AAA à leur sortie en raison du prix prohibitif, mais j’avais une petite réduc qui a aidé à faire passer la pilule), mais aucun regret : je sais qu’au terme de la première partie du jeu, je vais le refaire entièrement avec un build complètement différent, et en testant toutes sortes d’autres options (y compris celles que j’ai complètement foiré).

Gros enthousiasme pour cet opus qui me séduit complètement. J’en reparlerai sans doute au bout d’une trentaine ou d’une quarantaine d’heures (il me faudra bien ça pour finir la première partie : je suis lent, je recommence beaucoup, je me fais souvent avoir sans avoir sauvegardé…).

Grands Anciens mon c*l ! Chapitre 2 – Querelle de palier

Grands Anciens mon c*l ! est un grand feuilleton dans la veine des oeuvres d’Alexandre Dumas, avec une petite touche naturaliste façon Zola qui… Non, je déconne, c’est juste un petit roman de divertissement pour passer le temps pendant le confinement. Bonne lecture !

Que faire quand un Grand Ancien géant attaque la ville et que vous êtes coincé dans un immeuble que vous ne connaissez pas ? De nombreuses idées pour occuper vos journées :
* combattre des cafards géants (ça, c’est fait) ;
* rencontrer une petite amie quantique ;
* confectionner des armes de fortune avec le contenu de vos placards ;
* refuser les avances des adeptes des Dieux d’Outre-Espace tout en restant courtois et civil ;
* chercher à comprendre le sens de la vie et surtout à conserver cette dernière…
… et bien d’autres idées qui vous permettront d’occuper le temps avant l’apocalypse !

*********

Finalement, c’est Romy qui s’y est collé.

Il s’est courageusement plaqué le dos contre le mur, à côté de la porte vitrée du balcon, en faisant comme si les cancrelats géants ne se baladaient pas tranquillement juste derrière, et il a jeté un tout petit coup d’oeil.

On l’a vu blêmir un instant, comme un film parasité qui passerait brièvement en noir et blanc, et ensuite il s’est retourné, il a émis un petit rot nauséeux, il a dégluti, et il a simplement dit :

— C’est encore là-bas.

De l’autre côté du fleuve. On a tous soupiré, soulagés.

Comme des lâches.

C’est ça, les petites crevettes : beaucoup plus costaud qu’on ne serait en droit de s’y attendre, parfois.

— Alors ? fait Steph, mais il darde des regards coupables à droite, à gauche, et surtout vers le cadavre de la bestiole, dans le salon qui nous sert de chambre à coucher et de poste de surveillance contre les blattes.

L’appartement est relativement spacieux, et il comprend deux chambres, mais il faut quand même qu’on fasse du camping dans le salon. Ca ne se produirait pas si ces fichus insectes ne tentaient pas d’entrer tous les matins, mais voilà : on fait avec les moyens du bord. Toutes les nuits, trois d’entre nous montent la garde dans le salon, la seule pièce donnant sur le grand balcon où les blattes viennent se poser le matin. Il fait une chaleur à crever, les nuits, alors on ouvre souvent les portes vitrées. Au lever du soleil, il suffit de les fermer et les bestioles n’insistent généralement pas trop : le réveil nous permet de les prendre de vitesse.

Nous permettait.

A quatre contre une blatte, on n’a pas trop de mal : ce n’est pas la première fois qu’on en bousille une, et on sait donc que l’étape suivante s’appelle “nettoyage à l’eau de javel”, parce que ces saloperies daubent comme ça devrait pas être possible quand on les descend. Une odeur entre la putréfaction et l’ammoniaque, et ça entre dans les fringues, un truc vraiment à gerber. Entre ça et les retombés fukushimesques de la digestion de quatre mecs dont l’ordinaire se compose de cassoulet depuis un bon bout de temps, vous comprenez qu’on aère tant qu’on peut… c’est à dire uniquement la nuit… 

— Dis-donc, t’étais où, toi, ducon ? demande Singu à Steph en levant la tête.

Entre temps, il s’est noué un sweat-shirt autour de la taille. Avec ce pagne insolite et ses cheveux longs, on dirait un de ces indiens de western en toc. Il n’y a que sa barbe de trois… jours, semaines ? qui le distingue, sur ce coup-là.

— Pas que tu nous aies manqué, mais on aimerait bien savoir pourquoi t’as failli nous laisser crever ce matin.

Tue-les-blattes-avec-son-slip a parlé.

Steph a un petit sourire. Il se tripote une fesse, gêné mais pas si gêné que ça.

— T’es allé courir la gueuse, c’est ça ? je lui dis avec un petit sourire.

Pas envie qu’ils se foutent sur la gueule : on a assez d’emmerdes comme ça, et je les aime bien tous les deux. Bon, je connais Steph depuis moins longtemps, mais même si c’est un connard… eh bien c’est un bon copain. Il y a des gens, comme ça, on ne sait pas pourquoi, mais on leur passe des trucs. 

Steph me regarde, penaud.

— J’étais avec cette nana…

Cette fois, il est vraiment penaud penaud. Il me jette un regard de chien battu.

Un, je sais qu’il s’est trouvé une copine dans l’immeuble. Me demandez pas comment il a fait. Ou plutôt, j’ai une théorie. Ce dont Steph manque en vrai sex-appeal – et on parle d’une bonne pénurie, parce qu’avec sa tronche d’expert comptable, son eau de toilette qui arrive avec cinq bonnes minutes d’avance sur le bonhomme partout où il va et sa silhouette de pub AVANT (avant quoi ? Avant des tas de trucs : un peu d’exercice physique pour éviter le dos en sinusoïde pour commencer) -, il le compense en assurance : c’est le maître du rendre-dedans-fu, il en a fait un art martial, sauf que c’est une sorte de voie de la self-offense tellement il se prend de vestes : c’est le seul art martial où personne a jamais inventé l’esquive. 

D’après lui, statistiquement, ça s’équilibre. Et bon, il faut bien reconnaître qu’il est sorti avec pas mal de nanas qui étaient largement au-dessus de sa catégorie, donc je lui laisse, avec une certaine admiration circonspecte, le bénéfice du doute.

Deux… Steph a une trouille monstre des cafards. Les petits, hein. Alors là…

— Et puis, vous vous en êtes bien tirés, il ajoute.

Je sens que Singu ne va pas trop apprécier, alors je m’interpose entre les deux.

— Ecoute, t’es jamais là, les matins, je lui fais.

Le voilà qui se tripote encore le cul. Il a des hémorroïdes ou quoi ?

— Alors faut qu’on mette bien les choses au point, Steph : c’est toi qui vas nettoyer la blatte, ce coup-là, je conclus.

Ca ne coûte rien d’essayer. Utilise la Culpabilité, Luke, c’est une force qui soulève des trucs vachement plus lourd qu’un X-wing dans un marais.

Du coin de l’oeil, je vois Romy sur le point de l’ouvrir. Romy est trop gentil : tu lui dis que t’as pas de quatre heures, il te file le sien. En entier. Et le lendemain, il t’en apporte un autre.

C’est d’ailleurs précisément comme ça qu’ils sont devenus potes à la maternelle, Singu et lui. Singu lui jette un regard sec à lyophiliser une méduse, et je lis les petits signaux de fumée qui sortent des oreilles de mon frère Tue-avec-son-slip : ta gueule, Romy.

Romy la ferme. Peut-être que la perspective de ne pas tripoter la cochonnerie qu’on a crevée le soulage un peu.

Et là, surprise…

— D’accord, les mecs, lâche Steph, à ma grande stupéfaction. Désolé de…

Steph n’est pas vraiment un acharné du ménage. En fait, c’est un acharné de l’art de ne pas être là quand il y a quelque chose de pénible à faire.

— Les produits qui vont bien sont dans la cuisine, l’interrompt Singu avec un sourire.

Mais Steph n’a pas le temps d’aller s’acquitter de sa corvée. On vient tous de se rendre compte d’un truc : ça gueule dans le couloir, des hurlements à pleins poumons, et on sait d’où ça vient…

— Le voisin.

On se regarde tous les quatre pendant que le volume monte, et on se rend compte qu’il ne gueule pas tout seul – remarquez bien qu’on est tous sous le choc de ce qui vient de se passer et que la déduction n’est pas notre métier, même si sur le coup, je me sens un peu neuneu : il ne va évidemment pas s’engueuler en monologue pour le plaisir de s’écouter… C’est là qu’on entend une autre voix.

— Une nana ! fait Singu, en ouvrant un peu plus les yeux, l’air optimiste.

J’évite de lui annoncer mon estimation des chances que ce soit une petite métalleuse célibataire et pas trop regardante sur l’hygiène personnelle, mais on entend bel et bien une voix féminine, et je fais signe à Steph d’ouvrir pour voir ce qui se passe.

Quand il ouvre la porte, ça s’arrête tout de suite.

Le voisin est là, rouge écrevisse, avec des petites gouttes de sueur qui lui ruissellent sur les joues et sur le front, en train de s’époumoner sur une petite dame toute vieille et toute frêle qui se tient devant lui. Je crois que c’est la voisine de droite.

Dans cet immeuble, on ne connaît personne. Enfin, si, Steph connaît forcément quelqu’un, wink wink, nudge nudge, mais nous, on est restés dans l’appart de monsieur Jorodoski depuis le début, sans jamais sortir ou presque. Et puis, tout le monde connaît la famille Bardeaux, qui habite au rez-de-chaussée avec ses huit (huit !) gosses de tous âges.

Enfin : je suis arrivé le premier, puisque c’est moi qui suis censé garder l’appartement pendant son absence, à ce mec que j’ai jamais vu de ma vie, et puis ensuite, Singu et Romy sont passés un soir pour qu’on se fasse une petite soirée pizza et nanar, Steph nous a rejoints, et le lendemain, c’était la Fin du Monde, avec majuscules et (c) ™, tout le toutim : un foutu machin s’est mis à boulotter le paysage urbain comme si c’était de la barbe à papa, et tout est parti en sucette, partout, en même temps.

Du coup… ben, on est restés ici, terrés comme des cons, en espérant que ça se tasse comme tout finit toujours par se tasser.

Alors, moralité : ça se tasse assez fort, mais surtout au niveau des immeubles en centre-ville. Là, je dirais qu’il y a même une sorte d’horizontalité qui s’installe au niveau du bâtiment, mais je vous avoue que moins je regarde, mieux je me porte.

La politique de l’autruche, voilà.

Je voudrais bien vous y voir, quand le monde se casse la gueule, allez pas me dire que vous seriez là avec un brancard pour le réceptionner avant la chute. Si ?

Ben merde.

Enfin, nous, on a plutôt fait profil bas, voire profil couché, et même profil qui creuse un peu si ça ne suffit pas.

Le ton monte encore entre le rougeaud de gauche et la petite mamie de droite, ou plutôt il monte unilatéralement, parce que c’est surtout l’excité qui beugle pendant que la dame se rabougrit devant lui. S’il continue comme ça, il va passer le mur du con. Après nous avoir gratifiés d’un regard vaguement perplexe, il a repris sa diatribe, en s’imaginant peut-être que ça vaut double en présence de témoins, ou quelque chose comme ça. On le regarde, les gars et moi, comme deux ronds de Flamby.

Le grand machin s’égosille, et elle, elle le zieute par en-dessous les paupières de ses yeux de grenouille, en pinçant les lèvres, et elle rentre la tête tout doucement, comme une tortue qui se replie dans sa carapace, toute fragile comme le sont les vieux. Ou c’est moi qui me fais des idées.

Qu’est-ce qu’il lui braille, lui, au fait ?

— Ca devait arriver, à force, avec vos conneries, ça c’était obligé ! Ca a déjà un pied dans la tombe et l’autre sur une peau de banane, mais non, ça veut faire comme les jeunes…

Petit coup d’oeil dans notre direction, au passage. C’est clair qu’il nous prend à témoin.

— Et ça branche des machins et des trucs, et ça nous fait sauter les plombs ! Combien de fois je vous l’ai dit, que tous vos machins, c’était ça qui nous faisait couper le courant ! Au moins une fois par mois, ça arrive !

La petite dame a compris que ça allait se régler à l’ancienne : à l’approbation du choeur antique, et le choeur antique, c’est nous. Je la sens qui va en appeler à notre soutien. Elle me décoche un petit coup d’oeil, très bref, mais alors que je m’attends à la voir larmoyer un peu, c’est autre chose que je lis dans son regard.

— Et si…

L’autre s’est arrêté de brailler pour écouter ce qu’elle a à dire, au moins c’est reposant.

Elle se tasse encore davantage dans le vieux pull usé qui lui sert de carapace.

— Et si vous alliez un petit peu vous faire foutre, monsieur Marcel ?

Le souffle qu’il était en train de prendre pour en rajouter une couche sonore se coince manifestement dans sa gorge, et le type en avale sa salive de travers.

Et bien sûr, on se marre comme des baleines.

— Ah vous pouvez rigoler, les petits cons. Mais quand Jodoroski reviendra et qu’il verra le merdier que vous avez foutu dans son appart, ça rigolera moins.

A notre tour d’avaler de travers. Steph se palpe encore le derrière, et cette fois, je m’aperçois d’un détail qui m’avait échappé auparavant : dans la poche arrière de son jean, il y a un petit carnet, et c’est ça qu’il tripote, pas ses fesses – quelque part : ouf.

Je ne sais pas pourquoi ce carnet focalise mon attention à ce point. Pendant un instant, je n’arrive plus à en détacher les yeux, c’est comme s’il était le seul objet réel dans mon univers qui fout le camp, mais voilà que Steph se tourne et que je réalise que le voisin vociférateur a regagné ses pénates.

Ce qui nous laisse, les trois mousquetaires et moi, seuls avec la voisine.

— C’est amusant, dit-elle, de voir enfin les gens qui gardent chez Jordy. Ca me fait bien plaisir de voir de nouvelles têtes.

Elle nous fait la conversation tranquillou, comme si on ne venait pas de dézinguer une blatte de l’espace en attendant la Fin du Monde, comme si on était juste des voisins qui…

Attendez voir…

— Dites voir, madame, je lui demande, quand vous dites Jordy, c’est son prénom, ou bien…

— Il vous a rien dit ? Et ça a pas fait tilt ?

— Ben maintenant que vous le dites…

Le type dont je garde l’appartement, ce serait…

— Jordy Jod ?

On s’est exclamés presque d’une seule voix, sauf Romy qui a eu un petit lag de deux ou trois millisecondes, parce qu’il n’a fait que répéter ce qu’on disait – je vois bien qu’il n’a pas vraiment compris. Mais à nous, ça nous troue le cul, évidemment.

— Jordy Jod, confirme la mamie.

Jordy Jod, le leader des 2-4 The Show !

A ce moment-là, on sent un courant d’air king size qui parcourt le palier, et la porte de l’appart claque derrière nous.

Et je réalise deux choses.

Premièrement, Singu est toujours en tenue légère – il rattrape d’ailleurs vivement son pagne improvisé juste à temps : ce courant d’air était vraiment violent.

Deuxièmement, j’ai laissé les clefs – toutes les clefs – à l’intérieur.

(c) Sandy Julien 2020 – Tous droits réservés

Sandy Julien

Sandy Julien

Traducteur indépendant

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