Ceux qui me connaissent un tant soit peu se doutaient que Legend of the Five Rings (rebaptisé “Le Livre des Cinq Anneaux” en VF pour faire le lien avec le livre de Miyamoto Musashi), alias L5A, ferait partie de la liste. Ce jeu n’a pas fait que me marquer. C’est grâce à lui que je suis traducteur aujourd’hui.

A la sortie de L5A, en 1996, je lis dans Backstab un article dithyrambique et un poil mensonger : les auteurs – je crois qu’il s’agissait de Croc et de Geoff Picard – prétendent, les filous, que le jeu est livré “clefs en main”. Il n’en est rien. Le jeu de rôle, tiré d’un jeu de cartes à collectionner encore un peu obscur mais qui jouit d’un beau succès grâce à ses mécaniques et à son décor originaux (il y a plusieurs façons de gagner une partie et il se déroule dans un univers de fantasy inspiré – certains diraient “vaguement” – du Japon), présente un pays en pleine tourmente : c’est la Guerre des Clans, qui voit s’affronter neuf factions majeures dans le pays mythique où mon cerveau va habiter pendant des années, Rokugan, l’Empire d’Emeraude.

L’auteur principal du JDR, John Wick, a su trouver un angle inédit : plutôt que de reprendre le contexte exact du jeu de cartes, qui se déroule précisément pendant la guerre, il situe l’action du JDR quelques années avant. C’est un coup de maître, et une belle opération marketing à retardement. En effet, on ne connaît encore l’histoire de Rokugan que par l’intermédiaire des “flavor texts”, de petits textes d’ambiance que l’on trouve en bas de certaines cartes du JdC, ainsi que par de brèves nouvelles accompagnant certaines boîtes de base. Tout l’art des auteurs du JdC et du JDR va consister, des années durant, à dévoiler d’une part le déroulement de la Guerre des Clans (déroulement sur lequel influent directement certains “événements” : lorsqu’un tournoi de JdC officiel est organisé, son issue détermine fréquemment un tournant marquant dans la guerre) et d’autre part ses origines par le biais du JDR. Dans les pages des innombrables suppléments de ce dernier, on découvre des personnages bien plus jeunes, et parfois encore naïfs, du contexte du JdC : la féroce Matsu Tsuko, l’obsessionnelle Mirumoto Hitomi, le Yoda de service Kakita Toshimoko, le mystérieux Bayushi Shoju…

Plus qu’un contexte, le background du jeu est un casting, une formidable galerie de personnages, telle que le JDR n’en connaîtra plus jamais. Chaque supplément consacré à une faction dévoile des dizaines de personnages nouveaux, ainsi que leurs passés, mutuels et respectifs. Les chroniqueurs de Backstab ont menti par passion : en l’état, le background présenté dans le livre de base, s’il est très détaillé, ne donne qu’une vision floue (au mieux) de la “réalité” de l’Empire d’Emeraude. Certains personnages sont à peine esquissés, des mystères essentiels sont cachés même au MJ : l’identité de Togashi Yokuni, par exemple, qui sera heureusement révélée dès le premier supplément, lequel donne le ton à la gamme. L5A sera une gamme “à secrets”, extrêmement riche et dense. On ne peut se permettre de manquer un supplément, car c’est seulement la façon dont ils s’articulent qui permet de comprendre l’univers de jeu (je pense à la romance entre Doji Hoturi et Bayushi Kachiko : il faut avoir lu au moins les deux suppléments consacrés à leurs clans respectifs pour en comprendre tous les tenants et aboutissants).

Quelques années plus tard, AEG essaiera de reproduire la magie avec un univers présenté de la même façon : celui de 7th Sea, qui n’aura pourtant pas autant de succès en France. Les factions présentées dans le jeu ne sont pas aussi étroitement liées que les clans de Rokugan, les auteurs (et en particulier John Wick) sont fatigués, et même si la gamme sera au bout du compte très complète et élégante, elle ne connaîtra pas de deuxième édition avant… 2017 ! (avec un remaniement complet des règles et énormément de changements dans le background…)

Le jeu me passionne immédiatement : le Japon légendaire de L5A arrive à point nommé dans une période de ma vie où j’ai besoin de m’évader. En 1998, à la sortie de la gamme en VF, j’acquiers le livre de base, puis des suppléments VF… et VO. Un des fans américains, Rich Wulf, publie sur internet une saga parodique reprenant avec talent les thèmes du story arc Hidden Emperor. Wulf exploite avec un humour hilarant les “trous” du background : à l’époque, de nombreux mystères planent sur l’histoire de L5A. Wulf les explique tous de la façon la plus ridicule possible : l’empereur Toturi y est transformé en poulet, par exemple… La saga me fait tellement rire que je la traduis pour la publier sur mon site internet consacré au “Clan de la Grenouille” (à l’époque, chacun se fait un petit clan mineur dans son coin, et comme je fais encore partie des rares Français à m’exprimer un peu sur la mailing-list anglophone du jeu, la grenouille des froggies me paraît être le symbole idéal). Le Site de l’Elfe Noir me confie brièvement une page consacrée au jeu, où j’aurai l’occasion d’écrire quelques rares articles avant de passer la main.

Une mailing-list française se développe et c’est l’occasion pour moi de communiquer avec la communauté des fans du jeu. C’est une période faste pour les rôlistes. Les premiers “trolls” font d’ailleurs leur apparition : quelques-uns des participants à la mailing-list ont pour habitude de monter très vite dans les tours et de se balancer assez vite des noms d’oiseaux… Fierté de ma carrière : pour apaiser les esprits, je crée une soupape de sécurité sous la forme d’un sous-groupe, celui du clan des Polukko (si on le prononce “à la japonaise”, ça donne “le clan des ploucs”). Les fortes têtes du groupe (moi y compris !) s’y réunissent, et c’est l’occasion de dire énormément de bêtises sans polluer la ML principale. My work here is done.

Mais pas tout à fait. Au fil des conversations, j’échange avec Mike Croitoriu (ça fait deux fois que je le name-drop et c’est bien fait pour lui), qui jette un coup d’oeil à mes trads de Wulf et me propose de faire un bout d’essai chez Asmodée, la boîte qui traduit L5A. Je rencontre Mike en live au salon du Monde du Jeu, le courant passe et finalement, c’est sur 7th Sea (qu’Asmodée traduit également à sa sortie) que je ferai mes premières armes. J’enchaînerai en traduisant sur les deux gammes en parallèle, même lorsque L5A passera dans le giron de Edge (après l’arrêt de la 2e édition chez Asmodée : on entre dans la traversée du désert rôlistique en France).

Pendant que 7th Sea s’éteint doucement, L5A poursuit toutefois son bonhomme de chemin, passant par pas moins de quatre éditions (voire cinq si l’on ajoute une adaptation assez calamiteuse au système D20), dont la dernière est la plus aboutie. Si l’univers s’étoffe, rien ne saurait remplacer l’enthousiasme des premières heures, de la découverte d’un récit inédit avec ses innombrables figures marquantes. En outre, il est difficile de rivaliser avec les menaces qu’affrontaient les personnages de la “grande époque” : les méchants se succèdent, mais aucun ne sera aussi réussi que Fu-Leng (et le terrible Iuchiban). Des suppléments français verront le jour (et on y assistera au développement ou à la naissance de belles plumes), ainsi qu’une nouvelle communauté, la Voix de Rokugan. Mais pour moi, le temps de la passion pour L5A est terminé : j’ai lu tous les ouvrages des quatre gammes (exception faite de quelques bouquins de la 4e), j’en ai traduit ou relu la majorité… L’affection demeure mais le charme a disparu.

Récemment, on apprend qu’une nouvelle version de L5A va sortir, avec un système inspiré du Star Wars de FFG. Pour le moment, je ne m’enthousiasme pas encore, mais j’avoue que je suis curieux de voir ce que ça donnera. C’est à l’Empire d’Emeraude que je dois ma carrière (et de belles heures de plaisir rôlistique) : lorsqu’on m’appellera, je répondrai présent comme toujours.