Albert Camus a dit (selon facebook qui est une source absolument sûre) : “Les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s’obligent à comprendre au lieu de juger. Et, s’ils ont un parti à prendre en ce monde, ce ne peut être que celui d’une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne régnera plus le juge, mais le créateur, qu’il soit travailleur ou intellectuel.”
Bim, tu commences avec une citation comme ça, c’est terminé, même pas besoin d’argumenter derrière. Merci d’avoir lu ce billet, et à dem…

Ah oui, merde.

L’art est difficile. Il suffit d’essayer d’en produire pour se rendre compte. Même pas de l’art, tiens : de l’entertainment. Du divertissement. Essaie de faire rigoler tes copains/copines avec une blague, c’est déjà compliqué.

Maintenant, essaie de faire rire des gens que tu connais pas. La blague a intérêt à être vachement bonne, déjà. Et puis, si ça se trouve tu as une tête de neuneu : va falloir compenser avec du talent, parce que tes copains/copines, ils sont habitués, mais les gens ?

Bref, l’art est difficile. La critique, elle, elle est facile. Paraît-il.

Tellement facile qu’aujourd’hui, pour un artiste, on a douze mille critiques. Je pense surtout à des gens comme l’Odieux Connard ou des critiques du dimanche, qui produisent des “critiques au vitriol” d’oeuvres diverses et variées. J’aime bien cette expression. “Critique au vitriol”. Elle dit tout ce qu’il y a à dire. Le “vitriol fumant” ou “huile de vitriol”, c’est l’acide sulfurique, “notoirement utilisé pour des vengeances ou des crimes d’honneur en défigurant la victime”, nous dit Wikipédia, qui ne dit pas que des conneries, tant s’en faut.

Le vitriol défigure. Il “dénature la figure”, il déshumanise. C’est le but ultime de la défiguration : faire perdre figure humaine, priver la victime de sa beauté, et plus profondément, de son appartenance au genre humain manifestée par les traits du visage, le motif visuel qui figure (ha ha ha) l’être humain dans les logos ou la bande dessinée. Dessinez un smiley tout con : deux points, un trait arrondi… hop, vous avez un humain. Un humain figuré, en tout cas. Si vous ne l’avez pas fait, lisez “L’art invisible” de Scott Mc Cloud, c’est un des bouquins les plus passionnants jamais écrits sur l’art en général, et la bande dessinée en particulier.

Bref, quand j’émets une “critique au vitriol”, je défigure. C’est bien ce qui se passe lorsque, plutôt que de m’attacher à l’intention d’un auteur ou d’une autrice, je cherche à décortiquer son oeuvre de l’extérieur : tel détail n’est “pas esthétique”, telle péripétie du récit est “peu réaliste”, tel personnage est caricatural…

Prenons un film de Tim Burton. Prenons Beetlejuice. L’intrigue tout entière est peu réaliste, son esthétique ne correspondait (à l’époque) à aucun critère généralisé et les personnages étaient pour le moins caricaturaux. Pris de l’extérieur, Beetlejuice est absolument grotesque. Mais il suffit de s’y pencher un peu pour en percevoir l’immense richesse visuelle (et musicale), la formidable créativité. Beetlejuice est une ode aux freaks qui s’assume complètement, portée par la personnalité (et l’intention) de Tim Burton.

Non mais on le connaît, maintenant, Tim Burton. Des burtonneries, on en voit partout. Il a relancé Halloween à lui tout seul.

Ouais, maintenant, c’est un pote, Burton. Quand il raconte une blague, il a beau avoir une tête de neuneu avec ses trucs chelous et un peu gothiques, on sait que ça va être marrant, parce que c’est lui.

La critique au vitriol défigure parce que ce n’est qu’une critique. Elle est d’une facilité déconcertante, ne nécessite aucune forme de talent, et surtout aucune compétence artistique. Ce n’est pas de l’autodérision : l’autodérision consiste à rire de nos propres défauts pour les souligner et peut-être les exorciser, ou les assumer. La critique au vitriol est une forme d’expression tellement pauvre qu’il lui faut s’exercer à partir des défauts d’un·e autre. Je ne sais pas si vous mesurez l’indigence de ce genre de technique. Elle nécessite qu’un auteur ou une autrice se soit déjà mis·e à nu pour pouvoir s’exprimer. Tout le courage du critique ne provient que du premier pas qu’a fait quelqu’un d’autre.

Albert Camus parle de comprendre plutôt que de juger. Comprendre, c’est établir un vrai lien avec l’auteur : il n’est plus celui qui fournit un produit que l’on consomme, mais celui qui exprime quelque chose et établit une communication. Si je considère l’oeuvre comme le début d’une conversation, je m’y intéresse plutôt que de la consommer.

Le “produit” ne devient une oeuvre qu’au moment où on décide de s’y pencher, de l’analyser, d’en parler comme d’une oeuvre.

Par conséquent, la première critique (stupide) que l’on peut émettre vis à vis d’une oeuvre, c’est qu’elle a été conçue sans âme, ou, pour reprendre vaguement les termes de Martin Scorsese ces derniers temps, “qu’il ne s’agit pas d’une oeuvre conçue par des êtres humains pour transmettre des émotions”. Il faut être assez rudement con pour affirmer ça. Même Roger Corman, notoirement connu pour faire passer la rentabilité de ses oeuvres en tête de ses priorités, n’a jamais commis de film si creux qu’il n’ait pu s’en servir pour exprimer quelque chose (et là, lectrice, lecteur, je te recommande un bouquin formidable sur le ciné, “Comment j’ai fait 100 films sans jamais perdre un centime“, dudit Corman avec interviouves de gens qui l’ont côtoyé).

Prétendre qu’un film n’est “qu’une machine à faire de l’argent”, c’est – à mon pas si humble avis – se décrédibiliser avant même d’avoir avancé le moindre argument derrière. C’est imaginer qu’il puisse exister une forme d’expression artistique réellement dépourvue de toute volonté de communiquer.

Je ne vois pas comment un véritable artiste pourrait penser de cette façon, à aucun moment de sa carrière. C’est pour cette raison que l’affirmation de Scorsese m’a tant étonné. Le mépris vis à vis de la pop culture ne date pas d’hier : il est profondément enraciné dans une société qui s’imagine être ouverte d’esprit parce qu’elle accepte avec vingt ans de retard les avancées des générations qui l’ont précédée. Le mépris vis à vis d’une forme de cinéma calibré, je peux le comprendre, a fortiori venant d’un réalisateur connu pour son cinéma viscéral (du moins dans la première moitié de sa carrière). Mais le mépris affirmé pour la culture de masse, j’avoue que ça me dépasse un peu.

“C’est un peu long pour dire fuck you Marty, non ?”

En effet.

A demain pour un post encore plus fumeux sur des sujets complètement inintéressants ! Car comme disait Montaigne : ce sont là les excréments d’un vieil esprit, tantôt durs, tantôt lâches, mais toujours indigestes !

(Vous êtes des gens culturés, maintenant : vous lisez un beulogue où on cite Montaigne.)