Nostalgeek – 10 jeux de rôle papier qui m’ont marqué – Jour 5 : Unknown Armies

Couverture de la 2e édition, la première traduite en français (et sans doute la dernière). C’est euh… ben c’est une couv’, ça protège le bouquin.

Etant donné qu’on arrive à la moitié, il est temps de parler du meilleur jeu de rôle du monde : Unkown Armies.

1998 est une année faste. La France gagne au foot, mais ça, je m’en bats les steaks avec un gaufrier (copyright mon petit pote Michel Detienne, qui roxxe). C’est l’année du nouveau Windows, celui qui va réellement imposer Crosoft comme le grand maître du monde de l’informatique, et ça, je m’en fous un peu moins, vu que je vais résolument orienter ma carrière vers ce qu’on appelle la “bureautique” un moment. Surtout, ce sont les balbutiements d’internet, et ça, ça va révolutionner ma vie (pour le reste du monde, je sais pas, le jury délibère encore comme disent les rosbifophones pour rigolay).

Jusqu’ici, je suis un geek paumé dans le trou du cul du monde. Pour contacter d’autres geeks, il faut faire du chemin, fréquenter des assoc ou des manifestations, extrêmement rares dans les deux cas. Certes, le visage de la pop culture évolue, mais en 98, l’informaticien de base, c’est encore un type boutonneux avec de grosses lunettes, et qui vit dans une sorte de cave où il se nourrit de pizzas, aux yeux du “monde”.

Pour vous situer un peu : dans la Nièvre, à l’époque, on ne livre pas de pizza. Bim. Dans ta face, le monde avec tes préjugés !

Bon, les boutons, par contre, c’est vrai, mais mes lunettes ne sont pas si grosses.

L’arrivée d’internet est une authentique révolution. Les premières mailing-lists de jeu de rôle manifestent un dynamisme formidable, et les premiers sites internet, avec leur tronche affreuse, ressemblent à l’El Dorado geekistique.

Info pour les non-geeks qui liraient cet article par hasard : c’est à partir de ce jour-là qu’on a commencé à s’emparer du monde. On sait pas trop comment ça va finir, mais en tout cas, sur le coup, c’était plutôt sympa.

Des sites de critique de JDR se développent, et un certain Michaël Croitoriu, vampire des Carpathes et éminence grise rôlistique,  me propose de rédiger des petits machins sur le sien. Il m’a déjà permis de bosser chez Asmodée (mes premières trads !), et c’est également grâce à lui que j’ai écrit dans le magazine Backstab, le meilleur de son époque (tut tut tut, c’est la vérité et pis c’est tout), mais aussi dans un magazine de culture geek pour gosses intitulé Maniak. C’est à Mike que je dois d’avoir visionné des séries entières de Power Rangers pour les chroniquer (mais il le paiera un jour et je suis sûr que c’est à cause de ça qu’il finira en enfer), mais aussi d’avoir pu critiquer de bien belles choses, dans des articles d’une pertinence variable (j’ai notamment écrit qu’Agone était un roman bien pénible – une opinion que j’assume encore – mais je l’ai critiqué dans une prose à peu près aussi digeste qu’une tartiflette à l’huile de moteur – et de ça, je suis pas fier). Je critique donc pour le site de Mike et pour Backstab. A noter (mais Mike fera semblant d’avoir oublié si vous lui posez la question) que j’ai même chroniqué le livre du “making of” de l’ignoble bouse qu’est “Dungeons & Dragons, le film”. J’hésite encore à le noter sur mon CV…

C’est le paradis pour un geek. Je reçois des bouquins de JDR gratos et on me laisse me la péter en les critiquant. En réalité, j’aime presque tout ce que je lis, il y a toujours du bon à tirer de ce que je reçois. Je me rappelle l’unique JDR que je n’ai pas aimé, un système générique à base de d6 dont l’histoire a oublié le nom : j’écris un mail très gêné au rédac’ chef en lui expliquant que je ne peux pas écrire au sujet du jeu, parce que je n’ai que du mal à en dire… Mais pour le reste, c’est avec un plaisir immense que je bosse. D’autant qu’il m’arrive de recevoir des choses vraiment extraordinaires.

L’exemplaire d’Unknown Armies que je reçois est un truc destiné à la presse : imprimé sur une laser couleur, relié avec des agrafes spéciales. Les pages foutent un peu le camp. La couv’ est vraiment bizarre (vous pouvez la zieuter sur le site du grog à l’article qui lui est consacré : http://www.legrog.org/jeux/unknown-armies/unknown-armies-en) et évoque plutôt l’univers des films noirs que ceux auxquels je suis habitué : la fantasy et les comics de superhéros…

Mais Mike m’a assuré qu’il s’agissait d’un jeu énorme, “un truc pile dans tes cordes”. Il ajoute : “Le scénario est dément.”

Et effectivement, le scénario est dément. “Bill in three persons” parle d’un type qu’un accident (réel et cosmique) a séparé en trois individus strictement identiques, que les PJ sont censés retrouver. On y parle de faux extraterrestres de la planète ECNALUBMA, de l’Underground occulte et de concepts complètement barrés.

Je dévore le bouquin, qui est ahurissant de bout en bout. Un univers de magie urbaine où les gens peuvent utiliser l’ébriété ou les numéros des billets de banque pour faire de la magie, des sectes bizarres aux objectifs dingues (une chaîne de fast-food qui veut répandre les bonnes vibrations…), une explication géniale de tous les phénomènes paranormaux, et d’innombrables autres choses, mais surtout, surtout, ce qui manque à la plupart des jeux contemporains fantastiques…

Un poutrin d’humour vraiment hilarant.

Tous les personnages d’UA vivent en permanence entre le fou-rire et le désespoir. L’absurdité et la beauté de la vie. Ces anti-héros, ces losers magnifiques, sont aux antipodes des personnages que j’affectionne d’ordinaire, mais ils me parlent énormément.

Unknown Armies va connaître une fausse 2e édition qui ne fait que reprendre l’essentiel de la première (si jamais vous vous débarrassez du livre de base de celle-ci, d’ailleurs, n’hésitez pas à faire un don à l’Association Sandy Julien Pour La Récupération des Vieilles Reliques) en l’étoffant considérablement. Malgré ses illustrations franchement foireuses – seules quelques-unes sortent du lot -, c’est une belle transformation de l’essai qu’était la première, et les éditions 7e Cercle vont d’ailleurs la traduire, ainsi que quelques (rares) suppléments, parmi lesquels le formidable “One Shots”, qui comprend les scénarios les plus foutraques jamais écrits. Ce sera d’ailleurs l’occasion d’une tempête de modeste amplitude dans le minuscule verre d’eau qu’est le monde du JDR français, puisque le superviseur de la traduction, l’excellent Julien Blondel, a choisi d’écrire tout le texte à la 2e personne du singulier plutôt que du pluriel. Malgré ce maître d’oeuvre qui a donc TOUT compris à Unknown Armies, le jeu ne connaîtra qu’un succès d’estime en France.

La gamme comptera quelques bons ouvrages, mais tous sont plus ou moins dispensables. Le livre de base de la 2e édition se suffit à lui-même, d’autant qu’il est bourré de minuscules pistes de scénario sous forme de rumeurs : ces petites accroches en deux ou trois phrases suffisent à vous faire pétiller les neurones.

Une 3e édition du jeu vient de sortir, et bien qu’elle soit géniale, j’ignore si je peux vraiment la conseiller. Certes, le système de jeu a été radicalement modifié, ne conservant que le meilleur de sa première incarnation (notamment la gestion des traumatismes émotionnels et mentaux, une splendeur) pour y ajouter des subtilités nouvelles et pertinentes. Certes, la présentation de l’univers est formidable et le premier livre, le livre de règles, est écrit à la perfection : clair, synthétique, efficace, dense. On est loin de la prose ampoulée ou faussement poétique qu’on peut lire chez certains éditeurs : l’objectif est purement ludique, les auteurs ne sont pas là pour vous abrutir pendant huit paragraphes avant d’arriver au vif du sujet.

Mais UA 3e édition présente le défaut caractéristique des gammes “reboot” : il capitalise sur un univers déjà développé dans la 2e édition, et s’y plonger sans être passé par là risque d’être frustrant pour un débutant. En outre, les écoles de magie ont changé, on n’en retrouve aucune de l’édition précédente (même s’il est très facile de les adapter, il n’y a quasiment aucun boulot à faire). L’univers a évolué, et il est présenté comme tel : non pas comme un monde à l’instant “T”, mais comme un univers à l’instant “T+1”, où T serait la 2e édition. N’ayant aucun recul, j’ignore totalement si cet univers est compréhensible pour quelqu’un qui n’a jamais mis le nez dedans.

En ce qui me concerne, ce n’est pas un problème : UA est le meilleur JDR au monde. Dans un des scénarios d’initiation de la nouvelle mouture, les joueurs interprètent des gens qui bossent dans un grand supermarché américain qui semble communiquer avec un autre monde. De temps à autre, y apparaissent des objets dotés de propriétés curieuses. Imaginez un paquet de chips d’une marque qui n’existe tout simplement pas dans notre univers…

Ce paquet de chips, c’est Unknown Armies.

Nostalgeek – 10 jeux de rôle papier qui m’ont marqué – Jour 4 : Apocalypse World

Je ne souhaite pas hiérarchiser les jeux qui m’ont marqué, ni les classer par ordre chronologique. Apocalypse World compte parmi les derniers jeux à m’avoir réellement poussé à adopter une façon de maîtriser et de jouer différente, c’est l’essentiel.

Il y a des périodes dans la vie d’un vieux rôliste où on cesse de jouer, des sortes de “traversée du désert”. On s’intéresse de loin au “milieu” (un tout petit milieu), on voit paraître des jeux plus ou moins inspirés, mais on a l’impression d’avoir déjà tout vu et tout fait, ou du moins d’avoir besoin d’un break. On s’est enfermé dans une sorte de routine pas désagréable, mais pas indispensable non plus. Chaque fois qu’on ouvre un nouveau bouquin, au bout de dix pages, on se dit : “ok. Been there, done that.” (Enfin, ça, c’est quand on est anglophone. Vous pouvez vous contenter de pousser un petit bruit à mi-chemin entre le pet buccal et le geignement.) On n’achète plus de nouveaux dés.

Un jour, on a envie d’apprendre à jouer du banjo.

Pendant une longue période, j’ai pris du recul sur le monde du JDR en général. L’envie de jouer n’était tout simplement plus là. Ou plutôt : le besoin de jouer avait disparu. Toutes mes parties de JDR ressemblaient à des rediffusions à la télé : on regarde le film ou la série avec une certaine affection, mais il faut se forcer un petit peu pour éprouver une réelle émotion présente plutôt que de chercher à reproduire celle qu’on avait ressentie la première fois devant l’oeuvre en question. On se dit que si on manque la fin, ça ne sera pas bien grave. On part pisser pendant la scène d’action.

Mais on s’intéresse quand même, de loin, à ce qui sort. Une passion de jeunesse reste une passion : il n’en faut parfois pas beaucoup pour la ranimer.

J’avais beaucoup entendu parler d’Apocalypse World, souvent présenté comme un jeu “narratif” voire “narrativiste”. Le concept m’intéressait, parce que raconter une histoire compte davantage pour moi que de “résoudre une intrigue” ou même “remporter une victoire au combat” (même si c’est plus sympa de gagner que de perdre, évidemment). Je ne me suis jamais senti réellement concerné par le schisme entre “narrativisme” et… ben, et je sais pas quoi, vu que jouer à un jeu de rôle sans “narrer” une histoire, ça me paraît assez difficile. Je ne suis pas fan de simulation excessive dans la mesure où les règles complexes me rebutent, parce que j’ai du mal à les mettre toutes en oeuvre simultanément. Cela dit, si un bon MJ s’en occupe, ça ne me dérange absolument pas de jouer à sa table, mais il ne faut pas compter sur moi pour les subtilités. Pourtant, tel que les critiques le présentaient, Apocalypse World semblait innover dans ses mécanismes de narration, et même si je me méfiais de la hype, j’ai fini par tenter le coup.

Quelle horreur.

Le bouquin d’AW (j’abrège à partir de maintenant) est un cauchemar de pédagogue : il faut l’avoir lu en entier une fois pour réellement tout comprendre lors d’une seconde lecture. Le mieux, c’est peut-être de regarder des gens y jouer avant, ou de faire une partie avec un MJ qui le connaît. Sinon, la lecture des règles est extrêmement pénible. On a l’impression que tout est présenté à l’envers, les complexités avant les principes généraux, dans un jargon exclusivement technique, sans guère de substance narrative sur laquelle s’appuyer pour souffler. Si l’on ajoute un ton particulier, un univers pas forcément jouasse, on obtient un jeu franchement ingrat et difficile à aimer au premier coup d’oeil.

Une fois dissipée cette impression, on se penche sur ce qui a bien pu séduire tous les fans du jeu. J’en ai déjà parlé en long, en large et en travers dans mon article sur un jeu utilisant le même système, Night Witches, donc je ne vais pas m’étendre sur ce qui fait l’intérêt d’AW pour les joueurs. C’est également dans sa façon d’aborder la mission du maître de jeu qu’AW tranche avec la totalité de la production rôlistique qui l’a précédé.

Le rôliste moyen a pu se fader d’innombrables pensums consacrés à “l’art du conteur” (l’expression consacrée par les innombrables bouquins parus dans les gammes du monde des ténèbres chez White Wolf, qui ont toutes pour sujet de redoutables monstres de la pop-culture : Vampire, Loup-Garou, Changelin, Inspecteur des impôts, etc.), qui l’incitaient à “susciter l’émerveillement”, à “toujours se renouveler”, à “consulter les joueurs”, à “se fier à son instinct” ou encore à “puiser son inspiration dans vos oeuvres de fiction préférées”.

On peut assez facilement résumer les milliers de pages de conseils en question en une seule phrase : “démerdez-vous.”

AW se démarque radicalement en commençant par dire au MJ : tu es comme les joueurs, tu n’as droit qu’à un certain nombre de manoeuvres précises. Un nombre limité. En voici la liste exhaustive. Il n’y en a pas d’autre. Tu ne peux faire que ça.

La liste en question est curieusement libératrice. Chaque fois que vous êtes coincé dans un scénario, vous pouvez vous y référer, et vous tomberez à coup sûr sur une manoeuvre possible qui vous permettra soit de sortir immédiatement de l’impasse soit de gagner du temps sans en faire perdre aux joueurs. C’est une liste magique. J’en parlerai peut-être plus en détail dans un autre post, parce que le but aujourd’hui n’est pas d’analyser cet aspect du jeu.

Le but, c’est de dire combien la lecture d’AW a changé ma façon d’envisager les parties. Tout ce que je faisais instinctivement en tant que MJ était formalisé ici, classé, organisé pour former une méthode infaillible, un système mécanique pour improviser des intrigues. Une sorte de “recette d’improvisation” qui ne permet certes pas de créer à chaque partie un scénario inoubliable, mais qui en générera un de temps en temps. Et qui vous aidera à ne pas vous emmerder entre ces coups de génie.

Vous remarquerez peut-être que j’ai écrit “a changé ma façon d’envisager les parties”. AW n’a pas changé ma façon de jouer ni de maîtriser. Ce jeu m’a simplement permis de mettre des mots sur certains réflexes de MJ, d’organiser ma façon de faire selon une structure, de formaliser quelque chose qui tenait du don inné pour tendre vers la technique, vers une forme d’artisanat codifié.

Je connais des rôlistes, des MJ, qui improvisent naturellement. C’est inné, chez eux. C’est mon cas également. Je ne dis pas que mes improvisations sont formidables, mais aucune foule en colère ne m’a encore jeté des pierres pour cause de scénario merdissime. Ca ne signifie pas pour autant qu’un MJ qui ne sait pas spontanément improviser n’en sera jamais capable. C’est une technique qui s’apprend, qui se travaille et qui se développe.

Et c’est, pour moi, la vraie révolution d’AW. Ca n’a strictement rien à voir avec le “narrativisme”, un concept complètement artificiel. C’est une méthode pour articuler de façon mécanique la génération d’un récit. Une structure de base qui ne se contente jamais de vous dire : “là, on se fait chier, il faudrait faire quelque chose, mais vous avez le droit de faire tout ce que vous voulez, vous êtes libre, c’est du jidéhaire”. Non, AW vous dit plutôt : “vous n’avez le choix qu’entre les options que je vous donne. Les voici. Vous allez en choisir une, et ensuite je vous dirai quoi faire.”

Je ne peux pas l’expliquer autrement que par une image. Imaginez que vous ayez envie de dessiner quelque chose. Vous n’avez pas d’inspiration, rien. Le prof de dessin standard arrive, vous pose une feuille blanche sous le nez et vous dit : “vas-y, tu es libre, laisse parler ton imagination.” Le prof de dessin façon AW pose devant vous une feuille quadrillée et annonce : “dessine une maison, c’est un carré de quatre par quatre avec un triangle dessus pour le toit. Après, tu décores comme tu veux, mon biquet.”

Car AW vous appelle “mon biquet”, en tout cas, dans mon coeur, ça marche comme ça.

 

 

 

Nostalgeek – 10 jeux de rôle papier qui m’ont marqué – Jour 3 : James Bond

Pour une fois, cette photo n’est pas volée. En revanche, il ne s’agit pas de mon premier exemplaire du jeu : je l’ai racheté d’occasion l’année dernière.

Un des jeux qui m’ont le plus marqué fait également partie de ceux auxquels je n’ai jamais joué. Et je vais vous expliquer pourquoi dans une prose alambiquée et indigeste. Comme les scénarios des films d’espionnage.

J’aime le cinéma en général. Et les films “de genre” en particulier. Surtout le fantastique, en fait. Mais dans l’ensemble, quand un film est vraiment bon, peu m’importe le genre. J’ai compris ça en voyant Witness, le premier film policier/thriller que j’ai apprécié de ma vie. Un bon film, c’est un bon film. Exception : les films d’espionnage.

Je suis complètement réfractaire au grand écart qu’exploitent les scénarios de ces films : une menace planétaire (très très grande échelle, genre tu peux pas compter les barreaux) résolue par cinq gus au maximum, voire un seul dans le cas de James. Si vous y réfléchissez un peu, c’est complètement démoralisant. Ca veut dire que le monde est complètement con et à la merci des salopards, mais aussi que le commun des mortels se retrouve complètement impuissant devant des menaces dont il ignore tout, mais qui pèsent constamment sur son avenir, la sécurité dudit avenir ne pouvant être garantie que par d’obscures autorités supérieures qui, comble des combles, passent leur temps à se tirer dans les pattes.

Et en plus, les intrigues me font tellement chier que je décroche en milieu de film, quand le Dr Schlaffenbluck (c’est toujours ces salauds d’étrangers d’Etrangie qui font chier) explique que la disparition de John Handsome, le vieil ami de James Bond, dans la scierie désaffectée, c’était un coup de filet destiné à déstabiliser le prix des planches dans toute l’Europe du Nord, de couler Ikea, de remplacer le fabricant par une usine secrète qui fabriquera des meubles pour ambassades, de créer un tiroir qui s’ouvre avec un code secret que le méchant connaît, d’aller à l’ambassade de Bizarristan, d’ouvrir le tiroir de l’ambassadeur et de lui voler les clefs de sa mobylette… bon, en fait, je ne comprends jamais trop où ils veulent en venir à la fin, donc y a que le début de l’intrigue qui est clair pour moi.

Dans Superman (le premier film), y a un petit chat dans un arbre et Superman le fait descendre. Au-delà de ce niveau de complexité, moi, je suis perdu.

Quant à ce blaireau de James Bond qui réussit tout et échappe aux balles des méchants (sans doute grâce à un champ de force en Scénarium – (c) Félix Huet), je ne lui trouve que bien peu de charme. Si on ajoute que le truc qui me gonfle le plus au ciné, ce sont les poursuites en voiture, vous comprenez bien que pour moi, James Bond, c’est pas gagné (au point que mon film préféré de la franchise, parce que j’en ai quand même vu certains, c’est Jamais plus Jamais, celui que les puristes détestent).

Bref (enfin… pas bref, parce que je viens de causer de trucs qui n’ont rien à voir, alors oukilé le jeu de rôle ?).

La question qu’on pourrait se poser, c’est donc : mais pourquoi as-tu acheté le JDR de James Bond, Sandy, espèce de blaireau ?

Déjà je ne vous permets pas de me parler comme ça, même mentalement. Ensuite, il y a une raison tout à fait logique.

Dans les années 1980 (en 84 plus précisément, l’année où Jeux Descartes, un des leaders du JDR de l’époque en France, sort l’excellent jeu inspiré de la franchise), on a encore du mal à se procurer des jeux de rôle. Et si “on” vit dans le trou du cul du monde, ça se complique un poil. Je vous ai déjà raconté que j’avais acheté mon premier JDR dans une boutique de pêche. Deuxième fournisseur de JDR à l’époque : la boutique “Jean de la Lune”, une librairie de Nevers (35 bornes de chez moi, donc l’équivalent de l’autre bout de la galaxie) qui existe encore à ce jour (et qui est absolument charmante). Au fond de la boutique, dans un carton, on trouve des jeux de rôle un peu en vrac, surtout du Descartes. Je ne la découvrirai que des années plus tard.

On peut aussi commander des jeux de rôle par correspondance, une opération encore assez laborieuse et qui ne fait pas complètement partie des moeurs. Il faut connaître un jeu, il faut disposer d’un magazine comportant un bon de commande, il faut avoir un chéquier pour payer… Bref, c’est compliqué, tout ça, et le concept d’achat de JDR impulsif tient du fantasme.

Mais un jour, le fantasme se réalise. Au rayon librairie d’une grande surface (je crois que c’était Carrefour), je découvre un bouquin à la couverture splendide, sous-titré “le jeu de rôle”. Je n’en crois (vraiment) pas mes yeux. Certes, grâce à l’initiative de Gallimard, on voit souvent des exemplaires de la version en boîte plastique de L’Oeil Noir et de ses scénarios dans les grandes surfaces, mais peu de jeux de rôle trouveront le chemin de ces étals généralistes. Par conséquent, la fièvre rôliste a bien peu de chance de toucher des populations aussi isolées que celles dont je fais partie : ce sont les clubs et les magazines qui vont populariser un tant soit peu ce loisir, Jeux & Stratégie en tête, puisqu’il s’agit d’un magazine “généraliste” lui aussi : on a donc des chances de le retrouver dans les petites librairies puisqu’il ne se consacre pas exclusivement à un sujet dont personne n’a entendu parler.

A l’époque, il me suffit de voir un profil de PNJ avec une palanquée de chiffres pour sauter de joie. Or, la maquette de James Bond est un modèle de clarté et d’élégance pour l’époque, et le bouquin est bourré à ras bord de matériel : des personnages, des plans de ville, un chapitre de matériel où TOUT est illustré et un scénario de type “livre dont vous êtes le héros” tiré du film “Dr No” pour enseigner les règles de base. Il me séduit immédiatement.

Clair et concis, parfaitement adapté à son sujet, il tranche avec le peu de littérature rôlistique que j’ai lu jusqu’alors : c’est le premier JDR consacré à une oeuvre spécifique que je lis, et je découvre qu’un corpus de règles n’est pas forcé d’être généraliste. On ne peut pas jouer n’importe quel scénario contemporain avec James Bond : c’est un jeu d’espionnage, qui met l’accent sur des aspects comme les photos sur microfilm ou les poursuites en voiture (avec un système que je trouve génial mais que j’utiliserai bien peu).

Comme beaucoup de jeux de l’époque, il utilise des calculs tartignoles (il faut multiplier la valeur d’un attribut par un facteur de difficulté pour obtenir son pourcentage de chances de succès et consulter ensuite une table pour avoir une idée de la qualité du résultat. C’est franchement laborieux, mais le système me plaît tellement qu’avec les copains, nous l’adaptons à… tout et n’importe quoi. Il va notamment nous servir pour du méd-fan (quand nous serons lassés de L’Oeil Noir, au bout de quelques années) et pour du super-héros. Nous créons un gloubiboulga bancal autour des règles de base, mais pour nous, ça fonctionne très bien.

A vrai dire, si le système de base de James Bond nous a plu, c’est parce qu’il présente un concept inédit et génial : les points d’héroïsme. Jusqu’ici, quand on ratait un jet de dés… eh bien c’était raté, point barre. A partir de James Bond, plus rien ne sera jamais comme avant : les personnages disposent d’une ressource limitée mais renouvelable qui leur permet de réussir même après un jet de dés foireux. Un point d’héroïsme permet d’améliorer d’un cran le jet de dés : d’un échec on passe à une réussite passable, mais on peut également passer d’une réussite moyenne à une réussite exceptionnelle. Ce tout petit détail va tout changer, en conservant le hasard des parties, mais en donnant aux joueurs la possibilité de s’affranchir du hasard et de reprendre les rênes narratifs au moment crucial.

Cette révélation va nous scotcher au système James Bond pendant quelques années. Nous ne jouerons plus à aucun jeu n’offrant pas ce genre de possibilité. Notre chouchou, DC Heroes (qui interviendra chronologiquement bien plus tard), présente un mécanisme semblable (mais encore plus ingénieux : les points d’expérience, les points d’héroïsme et les points de ressource permettant par exemple de créer des gadgets sont les mêmes).

Nous n’avons jamais joué aucun scénario d’espionnage avec James Bond. Nous avions créé des personnages, et je crois que nous avions tenté une première session qui n’a rien donné. Mais le système a radicalement changé la façon dont nous jouions. En outre, la diffusion du jeu par des canaux populaires (les supermarchés) nous a permis d’accéder à une ressource rôlistique que nous n’aurions jamais consultée s’il avait fallu faire l’effort de l’acheter par correspondance.

Comme disent les personnages du Silence des Agneaux, on ne convoite que ce qu’on a sous les yeux : Jeux Descartes avait fait l’effort d’aller chercher son public par ce modèle de diffusion, et c’était (à mes yeux en tout cas) un coup de maître. Malheureusement, il s’agissait aussi d’un cas isolé. Dans les années qui suivirent, à l’exception d’une autre tentative de Gallimard (je crois ?), Défis Fantastiques, paru au format des livres dont vous êtes le héros, on ne trouva plus de jeux de rôle dans les grande surfaces. Il fallait désormais passer par les “boutiques spécialisées”.

Nostalgeek – 10 jeux de rôle papier qui m’ont marqué – Jour 2 : L’Oeil Noir

Image lâchement piquée sur l’excellent site http://www.ludospherik.fr/

Beaucoup de rôlistes de mon âge vénérable ont commencé à jouer avec Dungeons & Dragons, et plus précisément avec la fameuse « boîte rouge ».

Pendant les années 1980, dans la Nièvre, loin des grandes villes, il fallait une bonne dose de motivation pour être geek avant l’heure.

Ou alors, il suffisait de ne pas aimer le foot.

A l’époque (et je vous parle d’un temps que les moins de 38 ans – à l’heure où j’écris ces lignes sur un matériel qui serait passé pour un accessoire de SF pendant cette période – ne peuvent pas connaître), on ne parle pas de « comics » : on dit « Strange », « Titans ». On n’y suit pas les aventures de Spider-Man, mais celles de « L’Araignée » (popularisé par un dessin animé formidable dont le héros est un certain « Pierre Parker »), que vous pouvez visionner en partie ici : https://www.youtube.com/watch?v=xtcwNi-FHsM (faites-vous plaisir, vous allez kiffer les doublages). Alors qu’il vous suffit d’un clic pour y accéder aujourd’hui, à la fin des années 1970, votre serviteur croit dur comme fer que le costume de Spider-Man est vert caca d’oie, à force de l’avoir vu sur une vieille télé noir et blanc baveuse dont les couleurs tirent sur la teinte « marais purulent ». On ne parle pas de Star Wars, mais de la Guerre des Étoiles.

On se dit même que « Chiktabba », c’est un super nom, qui claque.

Ça vous donne une vague idée de l’indigence pop-culturelle dans laquelle mes petits camarades et moi évoluons.

Et curieusement, ça ne nous empêche pas de saisir la moindre miette de (future) culture geek et de la multiplier comme un Christ sous acide piqué par une photocopieuse radioactive.

Il y a peu de sources auxquelles abreuver notre imagination. À vrai dire, il y en a surtout une : le magasin de jouets du petit bled où j’habite, celui du formidable monsieur Matonnat, qui reste dans ma mémoire LE vendeur de jouets par excellence. Ce monsieur est capable de vous faire une démonstration de la chenille magique, du bâton de majorette télékinétique, et de tous ces improbables bidules qu’on trouve chez lui… à côté du matériel de pêche.

Parce que ce magasin vend les deux types d’articles qui permettent à un cerveau juvénile de s’oxygéner : des cannes à pêche et des jouets.

La pêche, ça m’a toujours gonflé : glander pendant deux heures en pleine canicule en attendant qu’un poisson-chat composé à 98% d’arêtes vienne se suicider sur un « veurtiau » (oui, parce que dans la Nièvre, on pratique aussi un patois rigolo mâtiné de morvandiau : un « veurtiau », c’est un « ver », un « asticot »), c’est vraiment pas du tout ma came. En revanche, en 1984, quand Schmidt publie « Das Schwarze Auge » en français (avec, il faut le noter, des illus de Bryan Talbot, dont le style frappant donne une personnalité particulière aux dessins en noir et blanc des petits livrets), il y a un truc qui me branche carrément : les « livres dont vous êtes le héros ». J’ai trouvé là l’objet mythique dont je rêvais : un livre qu’on ne peut pas finir parce qu’il raconte chaque fois quelque chose de différent.

En réalité, neuf fois sur dix, les livres en question racontent la mort affreuse mais rigolote du personnage dont je suis les aventures, mais la fascination qu’ils exercent sur moi est déjà trop forte pour que mon sens critique se manifeste. Aussi, quand je vois dans la vitrine du magasin un jeu dont la couverture m’évoque les LDVELH (ça va plus vite à écrire que « livres dont vous êtes le héros »… ah… merde), mon sang ne fait qu’un tour.

Mon porte-monnaie aussi, et c’est un tour rapide de ma poche à ma main, le temps de constater que non, j’ai pas assez de sous.

J’investis malgré tout dans une des « aventures » publiées en même temps que le jeu de base : la Forêt sans retour (alias « Murgol, mage des ténèbres »). C’est super cool : ça ressemble à un LDVELH, mais en beaucoup plus compliqué, et on ne comprend rien.

Résultat : je suis ravi. Ça veut dire qu’il y a quelque chose de très complexe, de très rare, qui se trouve presque à ma portée, là. Un machin qui a l’air passionnant, mais qui va nécessiter un gros effort pour en extraire la substantifique moelle. Or, si la perspective de courir après un ballon pendant un peu plus de trente secondes me donne immédiatement envie de m’enfoncer un des poteaux de buts dans l’oreille, l’effort intellectuel, lui, m’est plutôt agréable : car je suis une petite crevette, certes, mais une crevette plutôt futée. Un truc inédit qui va me stimuler.

Non pas que je manque de stimulations : c’est le début des jeux vidéo tels qu’on les conçoit aujourd’hui, avec des machines merveilleuses comme l’Amstrad CPC 6128 devant lequel je passe déjà des heures. Mais ce truc bizarre, « l’Œil Noir », me promet des aventures infinies, comme celles des LDVELH. Non, en fait : des aventures encore plus infinies (car on a beau dire, la huitième fois, le Labyrinthe de la Mort, même quand on décide de bouffer un carré de chocolat chaque fois que le héros s’alimente et qu’on finit avec une satisfaction mêlée d’un petit début d’indigestion, on finit par s’en lasser).

Je persuade ma maman de m’acheter la « grosse boîte ». Ça tombe bien, au même moment, je fais la connaissance de deux futurs geeks, qui seront mes compagnons d’aventure pendant des années. Ensemble, nous déchiffrons les règles. Le maître du jeu, ce sera bibi. La première aventure est une révélation (évidemment). Le combat final est un chaos indescriptible. Je sabote joyeusement les règles (une tradition que je perpétuerai fièrement jusqu’à ce jour), mais tout finit bien, le méchant est niqué, et bien niqué : Murgol ne tient pas longtemps face aux aventuriers déterminés.

Nous sommes un petit peu émerveillés.

Nous allons enchaîner avec quelques scénarios du commerce, mais bien vite, je serai chargé d’improviser la suite. Ensuite, ce sera la période des MJ tournants : nous maîtrisons à tour de rôle, chacun d’entre nous disposant d’un PJ qui fait office de PNJ lorsque vient son tour de diriger les aventures.

Ah oui, un truc marrant.

Les « aventures ». Ce mot commence à prendre une signification très particulière pour moi. Il entre carrément dans mon vocabulaire, dans ma vie. Je l’ai lu sur les publications de JDR, qui parlent encore de « jeu d’aventure ». Il me remplit, et il déborde, et tout mon entourage commence à le connaître. Ma maman ne me demande pas si mes copains viennent à la maison pour jouer, elle me demande si on « va faire une aventure ».

Voilà comment, grâce à la découverte de l’Œil Noir, j’ai passé les années qui ont suivi, avec quelques périodes en creux, en particulier à l’âge qu’on prétend adulte.

J’ai fait des aventures.

 

Sandy Julien

Sandy Julien

Traducteur indépendant

Works in Progress

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