L’excellente couv’ du n°1

“Muslim Ms Marvel”.

Boom.

Il suffit d’une accroche-choc de ce genre (“female Thor !”) pour faire le buzz et réveiller toute une communauté de trolls assoupis sous les ponts de l’autosatisfaction, et prêts à bondir sur toute remise en cause d’un univers dont ils cautionnent par ailleurs les héros les plus “libertaires”.

Kamala Khan fait partie, à mon sens, d’un trio de personnages extrêmement semblables, qui reprennent la tradition du héros adolescent investi d’un pouvoir immense, et qui doit apprendre à le maîtriser : Ms Marvel, Ultimate Spider-Man (Miles Morales), Nova (Sam Alexander). Tous trois explorent les thèmes prégnants du Spider-Man des origines : le passage à l’âge adulte, l’intégration sociale, la dynamique de la cellule familiale. Et comme tous les comics, c’est une histoire d’outsider (Superman était sans doute le premier super-héros à incarner ce concept, puisqu’il n’appartenait pas à l’espèce humaine).

Tout en continuant à brasser inlassablement les vieilles histoires de notre enfance (enfin, de la mienne, en tout cas, mais si vous lisez cet article, vous aussi avez peut-être colorié des pages de comics quand ceux-ci paraissaient en français avec une moitié en noir et blanc), Marvel lance de temps à autre un reboot audacieux. Parler de l’intégration (au sens large, et non seulement pour évoquer une communauté d’immigrés), chez Marvel, on sait faire. Ça, et les conflits cosmiques, mais les conflits cosmiques me font royalement chier (sauf quand il s’agit de Nova, mais c’est une autre histoire et si vous m’interrompez tout le temps, comment voulez-vous qu’on y arrive ?). Un Spider-man noir, un Nova dont la maman est latino, une Ms Marvel musulmane…

Le troisième pari semble le plus délicat, et pourtant, la scénariste, G. Willow Wilson (elle même de confession musulmane), esquive les chausse-trappes avec une sensibilité hors du commun. En prenant le temps de définir ses personnages en profondeur, et en limitant son décor à quelques lieux précis (la boutique, la mosquée, la maison, le bord de mer), elle plante les jalons d’une « mythologie » efficace et crédible. Le portrait qu’elle dresse d’une famille d’origine pakistanaise est vibrant de sensibilité, de tendresse et d’humour : lorsqu’elle utilise des stéréotypes, c’est précisément pour transcender les clichés, bouleverser les idées reçues. Dès les premières pages, l’identité culturelle des personnages musulmans du récit est bien établie, mais cet aspect, véritable centre du récit et miroir des dilemmes que vit la jeune Kamala, ne vient jamais phagocyter l’histoire. Lorsqu’une critique transparait, c’est toujours avec humour et tendresse (le personnage du frère, très religieux au point de se singulariser, mais qui adopte une attitude de grand frère tout à fait conventionnelle et reçoit sans sourciller la critique de son père ; la blondasse américaine et superficielle et pleine de préjugés, mais décrite avant tout comme un être humain avec ses défauts et l’esquisse de ses qualités, etc.).

D’entrée de jeu, la scénariste profite de la différence de culture pour aborder la question du regard de l’autre. Bien joué !

En restant au plus près de ses personnages, en refusant la facilité des intrigues extraordinaires (tout en passant par les étapes obligées que constituent la découverte des pouvoirs, la « first night out » et autres), l’auteure se livre à un numéro d’équilibriste digne des plus grands, tout en ne donnant à aucun moment l’impression qu’elle fournit un « effort ». Chaque élément coule de source, aucune péripétie, aucun personnage ne paraît forcé. Alors qu’elle évite les tartes à la crème du genre (“Islam et terrorisme” et autres thèmes sensationnalistes), Wilson ne se prive pas d’aborder des sujets sensibles (la séparation des hommes et des femmes à la mosquée, le port du foulard)… avec sensibilité. Pas de leçon de morale, pas de vérité absolue, pas de théorie ni de démontage de théorie.

Si le scénario de Wilson éblouit, ce n’est jamais en usant d’effets de manche ou d’artifices convenus, mais en intégrant l’extraordinaire à l’ordinaire, et en attachant plus d’importance au second. Le rythme lent du premier arc (les cinq premiers épisodes) convient tout à fait à l’exploration des situations les plus communes, exacerbées par l’irruption d’un fantastique qui rappelle plus les premiers Sandman de Gaiman que les aventures des Avengers : la symbolique tient une place de choix dans cette histoire, qui pourrait aussi bien se situer dans un univers différent de celui de Marvel (comme le Vertigo de DC à l’origine).

Il faut également rendre hommage aux illustrations d’Adrian Alphona, transcendées par une mise en couleurs hors du commun : la lecture des cases est un enchantement, tant elles fourmillent de détails et de touches d’authenticité. Le quartier où habite Kamala prend littéralement vie dès les premières pages, et la caractérisation des personnages par le visuel est très réussie, d’autant que le dessinateur n’hésite pas à jouer d’un style que je qualifierais faute de mieux de très « européen », en n’hésitant pas à faire intervenir des figurants au look funky, et en insistant sur des jeux de proportions symboliques (une constante, compte tenu des pouvoirs de polymorphie de cette Ms Marvel qui passe son temps à grandir ou à rétrécir).

Les auteurs de Ms Marvel ont assimilé la « recette Spider-Man » et en donnent ici une version moderne et distincte, avec une pincée de curry (pardon, Kamala, mais elle était vraiment trop facile, celle-là !). Si Ms Marvel parvient à rendre crédible le quotidien d’une adolescente standard, c’est précisément en mettant le doigt sur tout ce qu’elle a d’unique, ce qui ne constitue pas le moindre des paradoxes.

Muslim Ms Marvel

Le character design est tout simplement génial.