Après avoir laissé ce blog en sommeil un bon bout de temps, j’ai l’occasion de rédiger une critique de jeu sur un mode un peu particulier, et j’espère inaugurer là une forme un peu inédite d’analyse. Il s’agit de parler du jeu en tant que lecture, puis de jouer une partie afin de savoir s’il tient ses promesses une fois à la table.

Car quoi qu’on en dise, nous sommes arrivés à une époque où, confrontés à une offre pléthorique en matière de jeux de rôle, il arrive à certains d’entre nous de lire plus qu’ils ne jouent. Il ne s’agit pas pour moi de critiquer cette tendance, puisque je suis moi-même plus lecteur que joueur, par la force des choses : arrivé à un certain âge, on n’a plus autant de temps à consacrer au jeu à proprement parler, en particulier parce qu’il devient parfois difficile de rassembler un bon nombre de joueurs à une table aussi longtemps que lorsque nous étions ados. La lecture devient donc un palliatif qui peut se révéler très agréable, ou parfois, une façon de préparer de futures parties qui auront lieu dans un avenir hypothétique.

Toutefois, un jeu de rôle n’est pas une œuvre littéraire, et ce qui se passe à la table de jeu n’a parfois rien à voir avec les attentes (ou les craintes !) que l’on peut avoir à la lecture des règles et du contexte d’un jeu. Bimbo est un cas d’école : ce jeu sur lequel on parvient difficilement à coller une étiquette (ce qui est plutôt bon signe) tient-il toutes ses (très curieuses) promesses ? Hein ? Alors ? Non mais ce suspense, quoi !

 bimbo

Bimbo – Le Before (Prononcer « Bimbo, Le Before », mais avec un accent anglais)

 J’ai rédigé les deux sections de cet article séparément : Le Before au terme de la lecture du jeu, et L’After après avoir joué une partie. Naturellement, une seule partie d’un jeu ne peut pas être représentative ni entièrement objective, mais mon but n’est pas d’être exhaustif : il s’agit simplement de relater ce qui se produit quand on passe « de la théorie à la pratique » pour la première fois. C’est suffisamment rare pour que j’aie envie que vous me félicitiez, tiens. Bande d’ingrats.

 

L’enfer est pavé de notes d’intention

 J’ai lu pas mal de choses sur Bimbo, mais si je ne devais retenir que deux adjectifs associés au jeu, il s’agirait de « misogyne » et « féministe ». Arrivé à la fin des trois ouvrages qui composent le jeu (le très traditionnel tryptique manuel des joueurs, manuel du MJ, recueil de scénarios), je dirais qu’aucun ne convient. Bimbo n’est certainement pas misogyne, parce qu’il témoigne d’une volonté de respecter les joueurs quel que soit leur sexe, sans aucun parti pris, sans sexisme, et sans se faire chier. L’auteur se joue des clichés au point d’en faire un élément essentiel du jeu, et il faudrait tout simplement être con comme un manche (et un manche pas futé) pour prendre le ton ironique qu’adopte l’auteur, Gregory Privat, pour du premier degré. Pas féministe non plus, parce que le jeu ne cherche pas à véhiculer de message profond, à dénoncer ni à convaincre : ce n’est pas son but, même si on peut lui prêter de louables intentions. Il est focalisé tout entier sur la « chose ludique », sur la volonté de créer un contexte ludique original, pourvu de contraintes précises, avec un angle précis, et une cohérence qui se manifeste dans chaque point de règle.

Si je me suis intéressé à Bimbo, c’est suite à l’excellente critique de Mahyar Shakeri sur son site Réussite Critique (http://www.reussitecritique.fr/bimbo/). Il y évoquait notamment une certaine complexité, ce qui ne manqua pas de m’intriguer (et je vous invite à vous y reporter pour une description du jeu et de ses mécanismes, puisque de mon côté, je n’entrerai pas trop dans les détails et je me concentrerai plutôt sur mon ressenti). L’originalité assumée du jeu finit par me convaincre, et puisque Gregory participait au Festival des Mondes de l’Imaginaire de Montrouge, c’était l’occasion de parler un peu du jeu avec lui, de le faire dédicacer, et de le revendre ni vu ni connu sur eBay pour me faire un maximum de flouze, afin d’investir dans des loisirs plus gratifiants, comme de la coke et des putes. Le plan trop bien calculé.

matosBimbo ? Un vrai Fiasco

Malheureusement pour moi, la discussion sur le jeu ne tourna pas comme je l’avais prévu. Déjà, il suffit de lire le dos de la boîte de Bimbo pour se marrer. Le jeu annonce la couleur, et c’est d’ailleurs sa principale qualité, que l’on peut également attribuer à l’auteur : il ne triche pas (ou alors il triche super bien, tellement qu’on ne s’en rend pas compte et ça revient au même : c’est comme un bon prestidigitateur ; si on croit vraiment qu’il fait sortir les pigeons de ses manches, on ne va pas aller inspecter l’intérieur de sa veste pour voir si elle est vraiment couverte de chiures). D’un bout à l’autre du jeu, il en fournit toutes les clefs.

Par exemple, il n’hésite pas à comparer Bimbo à Fiasco : en effet, on retrouve certains éléments communs, notamment le découpage en scène, et la volonté de simuler un genre cinématographique (Fiasco est en effet un jeu narratif – j’hésite à parler de jeu de rôle car Fiasco présente des différences marquées par rapport à ce que l’on désigne sous cette appellation – fortement inspiré du cinéma des frères Coen, où des situations dégénèrent de façon catastrophique, d’où le nom). Et à la lecture, il est évident que c’est une belle réussite. la différence réside à mon sens dans la focalisation extrême du jeu : Fiasco me semble plus « généraliste » que Bimbo, qui introduit un nombre assez important de contraintes, la première consistant à jouer exclusivement des femmes (encore qu’il est possible de jouer des hommes, mais je ne sais pas si ça fonctionne… Là, j’aurais envie d’avoir l’opinion de joueuses qui ont tenté le coup avec des bimb-hommes).

Les livrets du jeu sont émaillés de paragraphes « Making of » où l’auteur explique la raison d’être de chaque mécanisme, et légitime chaque parti pris. Ces explications constituent un exercice fascinant, mais surtout pédagogique, sans être pénible : cette déconstruction permet d’entrevoir un raisonnement pointu et cohérent, qui dissipe encore plus, si besoin est, l’illusion que le jeu serait une sorte de blague potache. On est très loin du « jeu-blague », ou plutôt on a là un jeu pour se marrer, mais se marrer selon des règles bien établies, dans un cadre précis et maîtrisé. Le fait que l’ensemble soit écrit avec talent, très peu de fautes (c’est un beau travail d’édition) et un humour omniprésent, caviardé de références savoureuses, n’est pas étranger au charme du jeu.

Métajeu. Enfin, non : mets ton jeu. Mettez votre jeu, les filles. Oh et puis merde, va vous faire foutre, toi.  

Le principe de base du jeu paraît compliqué. Pour tout dire, il me paraissait un petit peu con et inutilement complexe : les joueuses interprètent des actrices qui jouent dans un film. Ce film, c’est le scénario du JDR. Les actrices en question ne changent pas d’un scénario à l’autre, c’est-à-dire qu’une « infirmière sexy » restera « infirmière sexy » dans chaque scénario, enfin, plus ou moins, c’est-à-dire que… Merde, je m’y perds.

Ouais, bref. C’est zarbi comme principe, ou bien ?

C’est zarbi, on est d’accord.

Il y a là une sorte de méta-jeu, qui joue en quelque sorte le rôle de tampon (non, non, NON : ne pensez même pas à cette blague) entre les joueuses et le scénario, une distance artificielle qui me semble vraiment très curieuse.

Cette strate supplémentaire qui consiste à jouer non pas des personnages, mais des actrices interprétant des personnages, donne le recul suffisant pour utiliser des artifices inédits. C’est également elle qui va introduire une tension, par l’intermédiaire d’un méta-jeu un peu particulier : les joueuses collaborent certes pour narrer un récit, mais elles jouent « les unes contre les autres » puisqu’il ne peut y avoir qu’une tête d’affiche et que chacun est encouragé à en faire des tonnes pour monopoliser les feux des projecteurs.pamela

Cet aspect individualiste que peu de JDR mettent en avant se justifie de plusieurs manières. Par exemple, les personnages joueurs (les actrices) de Bimbo ne meurent pas : un des facteurs de tension les plus élémentaires des JDR disparaît donc. La nécessité de cumuler des points de « star system » en effectuant des actions spectaculaires, en remplissant des objectifs et en se faisant mousser se substitue en partie à l’impératif de survie traditionnel. Mais ce n’est pas la seule originalité de Bimbo…

Plein les minettes mirettes

Bimbo est un jeu visuel : tout l’accent de la narration est mis sur des codes visuels forts, à savoir le vocabulaire de base du cinéma (essentiellement simulé par l’usage des plans dans le jeu), un ensemble de clichés sur lesquels les joueuses/joueurs vont s’appuyer et des mécanismes qui privilégient l’image au détriment de la logique simulationniste habituelle.

C’est un peu abscons comme explication. Voilà un exemple clair (et ça, Bimbo ne l’oublie pas en vous balançant des exemples pour chaque règle ; non seulement c’est une bonne idée, mais je vous garantis que vous ne vous ennuierez pas à la lecture…) : vous ne payez pas vos armes dans Bimbo. Il n’y a aucun tableau de matériel qui vous explique que tel ou tel pistolet fait plus de dégâts mais avec une précision moindre, et coûte donc plus cher que tel autre. Au cours de la partie, vous n’achèterez donc pas d’armes. En revanche, si vous voulez utiliser votre bazooka gratos pour faire exploser le gros camion des méchants… vous allez devoir payer l’explosion. Parce que si on était sur le tournage d’un film, un bazooka, c’est un gros tube en plastoc qui coûte que dalle, mais une belle explosion réalisée par des artificiers, ça vous coûte la peau des fesses. Vous ne payez donc pas un outil potentiel (une arme efficace) mais l’effet, le résultat qu’il donnera à l’écran.

Je paraphrase : vous n’investissez pas dans un potentiel (« j’achète cette arme dans l’espoir qu’elle me permette de faire un truc cool ») mais dans un résultat (« boom ! Ça explose et je décris l’explosion en faisant le bruit, en racontant l’effet du souffle et ce qui se passe à l’écran »). Cette immédiateté me semble un très bon motivateur pour dépenser l’argent…

Ah oui, les dollars.

Il n’y a pas de points d’expérience dans Bimbo, mais du pognon. C’est le deuxième mécanisme (en plus du star system) qui incite les joueuses à se décarcasser. Chaque joueuse dispose d’une somme d’argent en début de partie. Si elle veut influencer le déroulement du scénario (en introduisant un nouveau personnage, un accessoire, voire un décor ou une explosion), elle doit dépenser une partie de cet argent. Deuxième mécanisme d’investissement de ressources à effet immédiat, avec une petite particularité : plus on investit d’argent dans le film, plus il rapporte. En fin de partie, les dépenses sont donc une nouvelle fois récompensées par un petit bonus au cachet des actrices, qui remplace le gain de points d’expérience. Cet argent peut être thésaurisé, ou dépensé pour acquérir de nouveaux atouts à ajouter au répertoire de l’actrice (en gros, des compétences…).

Le thème du cinéma d’exploitation, y compris dans ses objectifs financiers, reste donc toujours présent.

Ass à ciné (je voudrais bien vous y voir, à trouver des calembours pour chaque titre, tiens…)

terror

Le ciné de Tarantino est une des inspis de Bimbo.

Derrière sa plantureuse devanture, Bimbo cache en fait une adaptation des principes du cinéma au JDR, sous forme d’une leçon (le mot n’est pas trop fort) de narration visuelle. Tout est (et doit) être pensé sous forme cinématographique, d’où l’importance des plans dans la narration, outre leurs effets mécaniques (ils confèrent des bonus).

À cet égard, le Livre 2, « La Mise en Scène » (le manuel du maître, en gros) a été pour moi une lecture savoureuse. Loin de balancer les fameux poncifs de maîtrise hérités de la glorieuse époque de « l’art du conteur », il reste concret d’un bout à l’autre, et même les MJ des autres jeux risquent d’y trouver leur bonheur. Là où le JDR lambda consacre un chapitre entier aux combats, Bimbo préfère analyser sur sept pages (avec un texte très dense, écrit tout petit) la fonction et le déroulement des dialogues dans une partie.

Et balancer cinq pages sur les scènes de cul (pour conclure qu’elles sont assez inutiles en tant que telles : ça pourrait surprendre dans un jeu qui s’appelle Bimbo). Je me rappelle avoir lu quelques articles sur le sujet dans des magazines, et franchement, je n’avais pas été convaincu par le propos de leurs auteurs, tout simplement parce qu’ils ne s’intéressaient qu’à la surface des choses. Mais derrière ce court chapitre sur les scènes olé-olé, on sent une réflexion sur la narration et l’influence qu’elles peuvent y exercer, pas un simple article de commande. Et un texte vraiment pertinent.

En général, l’ensemble du manuel constitue une leçon de narration visuelle, avec des conseils excellents. Par exemple : si vous ne savez pas bien décrire, regardez toute seule une scène de film et essayez de décrire ce qui se passe à l’écran. Ça n’a l’air de rien, mais ce petit « exercice pratique » pourrait bien décomplexer des MJ potentiels qui hésitent à plonger dans le grand bain : disposer d’une méthode à essayer avant de se confronter aux joueurs est un vrai plus pour un débutant. Ça a l’air très simple… comme beaucoup de choses géniales. 2e exemple, cette réflexion apparemment anodine sur la cohérence de la vision des joueuses et du MJ, et la nécessité pour ce dernier « d’imposer » en quelque sorte sa vision. En gros : si on a quatre joueuses et un MJ (enfin, MS pour metteur en scène), lors de la description d’une scène, chacun voit « dans sa tête » quelque chose de différent. Si le MS laisse faire ses joueuses et s’il essaie de gérer les quatre visions différentes en plus de la sienne, il va péter un câble. C’est sa vision qui tient lieu de « réalité », et c’est donc aux joueuses de s’y adapter. Je simplifie, je fais vite, mais voilà une réflexion qui m’a frappé par son authenticité. Et le jeu en regorge.

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Bimbo a été une lecture fascinante. Je vous avoue qu’à l’origine, j’avais acheté le jeu essentiellement pour le lire, pour comprendre ce qu’il pouvait avoir d’original et de passionnant derrière son aspect de « jeu-blague » (malgré un enrobage extrêmement pro, notamment dans ses visuels époustouflants et, encore une fois, en parfaite adéquation avec le thème). J’aime les mécanismes de jeu originaux, et j’aime les adapter à mes propres parties (quand j’y arrive, car je ne prétends pas être un excellent MJ).

Mais voilà : à l’issue de la lecture, j’avais tellement envie de jouer que j’ai mis en place une partie très rapidement, à l’association de JDR près de chez moi, le Donjon de Decetia (qui n’est pas un club SM alors arrêtez de téléphoner pour demander des menottes).

 

 Bimbo : L’After (à prononcer comme ça se prononce)

Tout ça c’est bien joli, mais le système de Bimbo, bien que basé sur un principe de résolution simplissime à base de dés à 6 faces (et à 10), comporte d’innombrables subtilités. La gestion du budget, des points de star system, des clichés et des plans constitue un tout. Certaines règles sont certes optionnelles, mais je rejoins Mahyar sur cet aspect de sa critique : on a affaire à un système qui nécessite une bonne concentration de la part du MS. Ce que confirme Grégory Privat, pour qui une partie de Bimbo de trois heures est assez intense : on ne peut pas en enchaîner plusieurs d’affilée, et les joueuses doivent être proactives. Une sentorette (© Croc) à la table, ça va, mais si vos joueuses sont passionnées comme un banc d’huîtres dépressives, ça ne va pas, mais alors pas du tout le faire.

Avant la première partie, j’avais donc un peu d’appréhension : j’avais lu certains passages très rapidement, et je craignais de louper un aspect essentiel du jeu. Par ailleurs, j’ai eu un petit souci de dernière minute…

Le scénario ? Le truc qu’on est censé lire avant, c’est ça ?

Juste avant ma première partie, j’ai disposé en tout et pour tout d’un quart d’heure pour préparer le scénario (je n’avais que survolé le livret de scénarios). Grégory m’avait dit qu’on pouvait quasiment jouer les scénars sans les lire à l’avance, en ne lisant la description des scènes qu’avant de les faire jouer.

Et bon sang, c’est vrai.

J’ai lu en vitesse les deux pages de « L’Enlèvement » (seul défaut du scénar : son titre fadasse, à côté de « Exorsisters » ou « Showbitches » par exemple), et une fois à la table, j’étais tellement concentré sur la nécessité d’expliquer « correctement » le jeu que je l’ai entièrement oublié. Pas de souci : il m’a suffi de lire la description de chaque scène avant de la jouer (un simple paragraphe) pour que tout fonctionne. Parce que les joueuses font tout le boulot. Bref : Bimbo fonctionne. Étonnement total, voire ahurissement de ma part.

péploium

Je n’en parle pas du tout mais… on peut jouer Bimbo à toutes les époques, dans tous les contextes…

Les différents niveaux de jeu

Ma plus grande crainte concernant le jeu résidait dans cette fameuse strate de métajeu : « vous jouez des actrices qui jouent dans un film ». Quand j’ai tenté d’expliquer cet aspect du jeu, j’ai senti une grosse incrédulité chez mes joueuses (composés en majorité de joueurs, mais je trouve que le féminin s’impose assez naturellement). Plutôt que de me perdre dans ces explications, j’ai donc exposé rapidement les mécanismes de jeu (les jets de dés, l’utilisation des punchlines et des plans) en espérant que le concept passerait en jouant.

Et c’est passé. C’est même passé à la perfection. Ce fameux filtre que représente l’actrice (et même tout l’environnement du plateau) joue un rôle dont je n’imaginais pas du tout l’importance. En fait, je le considérais, à la lecture, comme un handicap. Au contraire.

En premier lieu, il désinhibe les joueuses : les miennes se sont lâchées, en particulier sur les scènes d’action au début, puis sur les clichés sexy à la fin (par exemple, les personnages des actrices de deux joueuses s’affrontaient à la fin, et l’une d’entre elles s’écrie, histoire d’ajouter un peu d’ambiance : « eh, on peut pas se battre dans la boue ? », ce qui a provoqué l’hilarité de la table tant le cliché était placé à un moment à la fois incongru et idéal).

Deuxièmement, il permet des effets de manche vraiment drôles : je me suis amusé à décrire certains effets spéciaux un peu loupés dans diverses scènes (par exemple, on voyait bien, « à l’écran », qu’une des victimes de mes joueuses, abattues en haut d’un mirador, était remplacée par un mannequin pendant sa chute). Cette narration méta (« on joue dans un petit budget, alors les effets spéciaux sont un peu foireux ») a eu un effet vraiment hilarant, et est devenue une occasion d’introduire plusieurs gags dans le « film ». J’ai appelé les joueuses (dont une majorité de joueurs, je le rappelle) « les filles », et j’ai été odieusement macho et mû par l’appât du gain pour réaliser le film le plus vendeur possible, y compris en plaçant des effets visuels gore ou des « plans poitrine » à profusion histoire de rentabiliser le budget.

Mais je parle d’écran, de film…


quentinNarration visuelle

Grosse claque en ce qui me concerne. Décrire l’action sous forme de plans, de mouvements de caméra, constitue un exercice inédit et… libérateur. La scène la plus délirante du « film », où une des actrices conduisait un camion et suscitait une panique au bord d’une piscine pleine de bimbos en bikini (et en écrasait quelques-unes au passage), a été une franche réussite. Au point qu’une des joueuses est immédiatement intervenue en disant : « et en fond sonore, il y a une petite musique classique très sereine, en contraste total avec l’effet gore/panique ! »

Investissement total de la part des joueuses, qui ont déployé des efforts géniaux pour placer leurs punchlines, réaliser des clichés difficiles, et surtout, raconter ce qu’elles voyaient. Nous n’avons pas simplement « créé une fiction interactive », nous avons matérialisé cette fiction visuellement.

Une joueuse qui s’exprime d’ordinaire très peu (bien qu’elle soit réellement présente à la table) s’est prise au jeu et s’est montrée beaucoup plus active et volubile que d’habitude, et sa punchline, qu’elle hésitait à placer en fin de dernière scène, a été la cerise sur le gâteau. Réussite totale de ce côté-là aussi : l’implication de toutes les joueuses a été totale, et j’ai senti plusieurs fois monter la tension. On s’en rend compte quand toutes les joueuses se rapprochent de la table, voire se penchent par-dessus, complètement focalisées sur l’action ou le résultat des dés…

Le système

Parlons-en, des dés ! Il y a eu très peu de jets de dés lors de la partie. Pour la simple raison que j’ai appliqué la règle d’or du jeu (et une règle d’or du JDR en général en ce qui me concerne) : dès que quelqu’un, vous y compris, décide de faire quelque chose dans le jeu, cela se produit, à condition que tout le monde soit d’accord.

Nous n’avons donc lancé les dés que lorsqu’il y avait désaccord ou conflit (souvent entre deux joueuses, par exemple lorsqu’elles décidaient de s’affronter). Le système a parfaitement fonctionné, toujours à l’avantage des joueuses. Seul regret : je n’ai peut-être pas suffisamment insisté sur la difficulté de certaines actions, et je n’ai pas assez mis les joueuses en danger. Du coup, elles n’ont utilisé les plans que pour leur aspect visuel, jamais pour leur aspect mécanique (ils confèrent des bonus). Peu importe : je me rattraperai lors d’une autre partie et les plans ont été utilisés de façon narrative et souvent très ingénieuse.

Les joueuses m’ont surpris en investissant de grosses sommes d’argent dans les effets spéciaux et les accessoires, simplement pour le plaisir de faire apparaître un effet marrant : il s’agissait par exemple d’acheter un système d’arrosage automatique sur une pelouse simplement pour le déclencher lors d’une scène d’action cataclysmique, pour donner un effet de décalage comique ! Et ça a fonctionné ! Les petits jets d’eau déclenchés pendant un massacre assez gore ont vraiment fait rire toute la table.

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Les personnages de Bimbo sont des clichés sur pattes.

Conclusette neumebeurre tou 

Une gifle ludique.

Bimbo est un jeu extrêmement dense, concentré, cohérent. Il vise à créer une expérience de jeu très particulière, soumise à un ensemble de codes précis et maîtrisés, et y parvient grâce à des mécanismes bien étudiés. Le gros plus de Bimbo par rapport à certains jeux « narratifs » qui m’ont laissé froid ? La richesse de son analyse des codes en question, et la profusion de conseils concrets qu’il offre. J’ai souvent lu dans des règles de jeu narratif des choses comme : « improvisez », « laissez l’histoire se dérouler logiquement », « le système de jeu ne doit pas interférer sur la narration : faites la part belle au récit », etc. En toute sincérité, je trouve ces jeux fainéants (pas la peine de me cuisiner, je ne révélerai pas desquels il s’agit, d’autant que certains ont par ailleurs d’énormes qualités, mais certainement pas celle d’offrir des clés de narration au lecteur). Comme certains films dont il s’inspire, Bimbo est, au contraire, extrêmement généreux : encore une fois, je pense que rien n’est caché ni retenu dans le jeu. Toutes les clefs sont là, toutes les explications, toute la réflexion effectuée autour du jeu.

Et ce qui ressemble à un pari ludique, ou à un OVNI (le terme apparaît souvent quand on évoque le jeu) est tout simplement un jeu travaillé, qui refuse d’être un jeu général et qui adopte un parti pris rare : « je vous propose de jouer comme ça, pas autrement, et c’est de cette contrainte que va naître une symbiose autour de la table. Je vous invite à manger, on va faire la cuisine ensemble, mais avec mes recettes et mes ingrédients. »

J’étais très curieux de lire Bimbo et je n’ai pas été déçu. Je ne m’attendais pas à ce que le jeu fonctionne aussi bien. En fait, j’espérais simplement qu’il enrichisse ma façon de maîtriser et de jouer. Ça a été le cas, mais Bimbo n’est pas qu’un jalon dans un parcours de rôliste : c’est un vrai bijou, un jeu important, un jeu qui compte. Bimbo n’est pas un OVNI, c’est un des meilleurs jeux de rôles narratifs qui soient, et à mon sens, un des premiers à atteindre entièrement son objectif. Je le place au même niveau que Fiasco dans mon classement personnel. Où Fiasco occupe la première place.

P.S. : Greg, n’oublie pas de m’envoyer mon chèque, au fait.