Au XVIIe siècle, un mystérieux individu écrit ce qu’il intitule : « La belle et bonne crytique du Jeu de Rosle qui Estoit Raydigé sur de Menus Morcels de Parchemyn ». Il promet au lecteur naïf de publier dans de brefs délais « la suicte de cest crytique, adjointe du récit de ce qu’il advinct en application du présent jeu de rosle ».
Mais la guerre de trente ans éclate : l’inconnu disparaît dans la tourmente, freiné dans son désir de satisfaire son lectorat par de fréquentes coupures d’internet et de nombreuses heures passées sur No Man’s Sky. Son nom se perd, insignifiante note de bas de page emportée par le gros doigt maladroit de l’Histoire. Des siècles plus tard, la seconde partie du document est retrouvée par un moine traductiste de l’abbaye de Saint Taxe en Zeugma, célèbre pour sa production de liqueur d’endive (une production qui a maintes fois repoussé les invasions barbares : le triptyque montrant Saint Taxe offrant les stocks de liqueur aux Vikings, puis les poursuivant de ses assiduités sur plusieurs centaines de kilomètres en tentant – en vain – de les convaincre de piller l’abbaye, fait encore le bonheur et l’hilarité des esthètes). Aujourd’hui, nous pouvons enfin livrer au monde ce texte d’une profondeur rare, afin que tous s’en esbaudissent bruyamment.

2e partie : raconte-moi un JDR, s’il te play

Alors oui, le premier article (cestuy-là, que tu as sans doute oublié, fol lecteur de peu de mémoire) date d’il y a longtemps, mais tout est relatif, alors vous allez pas commencer à vous plaindre pour un oui pour un non, on n’est pas chez mémé.
J’étais ravi de la lecture de l’excellent ICRPG qui est entre temps paru sous de nouveaux atours (une couverture noire, une centaine de pages supplémentaires) et qui bénéficie de la part de son auteur, le dynamique Brandish Gilhelm, d’un louable suivi (même si on aurait envie de beaucoup plus de matos, mais le mec fait un peu tout tout seul, donc on le comprend).
Restait à savoir si le ramage valait le plumage, comme on dit dans les vieilles fables moisies. Récit vécu d’une expérience ludique (appréciez la formule, parce qu’en vrai ça va être chiant à lire, certainement).

Préparation

Les fiches bristol

Pour jouer dans de bonnes conditions, j’ai décidé d’imprimer des cartes sur fiches bristol (un petit investissement, mais si vous avez une imprimante laser, ça reste raisonnable). Verdict : je ne me suis pas servi des fameuses illus sur fiches bristol (celles qui représentent des lieux, des objets, des monstres, etc.). J’explique pourquoi.
J’avais choisi un scénario tout prêt (on en parle après) : je me suis dit, allez, voyons à l’avance ce que ça peut donner, d’utiliser ces fameuses fiches en condition… J’ai pioché cinq fiches en me disant : on voit si ça me donne de l’inspi.
Et… bah ça ne m’en a pas donné. Les trucs trop génériques ne me stimulaient pas, dans la mesure où j’avais déjà un scénar bien fichu, qui ne nécessitait rien de complexe. Je n’avais pas non plus envie de mettre tout un tas de supports visuels en place, donc j’ai laissé de côté. Ce qui ne signifie pas pour autant que les fiches (qui donnent quand même son nom au jeu) sont inutiles : je m’en servirai la prochaine fois, d’autant que mes craintes concernant la gestion des règles sont dissipées. Simplement, j’ai préféré rester traditionnel sur ce coup-là, avec un tableau Velleda.

Les cartes

Ce que j’ai conservé, en revanche, ce sont les cartes représentant le butin (armes, armures, sortilèges), car j’avais envie que mes joueurs les piochent plutôt que d’effectuer des jets de dés sur des tables. Bien m’en a pris : ce moment où on pioche des cartes après avoir estourbi un gros monstre est particulièrement agréable. Il ne faut jamais sous-estimer l’importance du sens tactile dans une partie de JDR (celui qui pousse les joueurs à tripoter les dés et à faire plein de trucs avec leurs doigts pendant la partie) : je pense que l’utilisation d’accessoires, quand elle est raisonnable, participe au plaisir du jeu. Et quand je dis « raisonnable », oui, c’est à toi que je pense, Warhammer V3 avec tes trouzmillions de jetons, de bouts de carton, de cartes et de machinchouettes. D’autant qu’un « accessoire », c’est quelque chose qui doit faciliter la vie, pas rendre excessivement complexe la tâche des joueurs. Un accessoire devrait être un élément de confort. Et ce mot, « confort », décrit très bien le souvenir que je retiens de cette première partie.

La carte et les fiches de personnages

J’avais également imprimé en A4 la carte du monde de jeu : elle n’a pas servi du tout. À cette échelle, elle est illisible, et je n’avais pas envie de présenter l’univers de jeu pendant trois plombes. D’ailleurs, je ne l’ai pas fait du tout. Un peu par fainéantise, un peu par volonté d’expérimenter.
J’ai choisi un format de fiches de perso : les plus petites que l’on peut imprimer sur la moitié d’un A4 pour en faire de petits « livrets » de 4 pages. Je suis allé jusqu’à colorier les petits cœurs à la main, je suis comme ça, moi, perfectionnimste. J’aime le perfectionnimste.
Eh bien manque de bol, ce n’était pas un super bon choix : les fiches sont très mignonnes mais franchement trop petites, et comme il y a eu moult coups de gomme, elles ont pris cher. Bref : j’opterai sans doute pour un format plus grand la prochaine fois, d’autant que le livre de base propose plusieurs types de fiche, tous très élégants et cohérents avec la charte graphique (que j’adore).

Le plus important : la banane

Juste avant de jouer, je me suis rendu compte que je n’avais pas de banane. On peut fort bien mesure les distances au doigt mouillé dans ICRPG, mais j’aime beaucoup l’idée de la banane comme règle. Heureusement, le scénario que j’ai utilisé comprenant un gabarit de banane à imprimer et à découper. Ouf, on avait donc quand même l’élément essentiel.

Les joueurs et le scénario

J’ai réuni deux joueurs dont c’était la première expérience rôlistique et une joueuse confirmée, ce qui m’a permis de tester les vertus pédagogiques du jeu (et sa simplicité). Histoire de ne pas me perdre dans des complexités euh… complexes, j’ai choisi de faire jouer un « donjon » tout simple et ultralinéaire (toutes les pièces sont en enfilade). Rien de mieux pour ça que le simplissime donjon du « Skeleton King » que l’on trouve dans l’excellent supplément amateur « Moldy Codex » (ça coûte 1,30 € et c’est disponible ici).

Le scénario est simple : un village (qui est décrit succinctement, avec ses habitants, ses commerces et un petit plan) subit les assauts répétés de squelettes qui viennent d’un ancien tombeau. Les aventuriers doivent y pénétrer et vaincre leur chef, le roi-squelette.

J’y ai ajouté, au fil de l’aventure et en impro, de petits détails afin d’adapter le récit aux personnages. En début de scénario, j’ai indiqué que le groupe se trouvait dans les bois et ma joueuse confirmée m’a demandé ce que les persos faisaient ici. Je lui ai bien évidemment renvoyé la question : « oui, au fait, que faites-vous ici ? »

Les joueurs ont décidé qu’ils étaient venus étudier la magie de guérison auprès du guérisseur local, un prêtre. J’ai rapidement décidé que le prêtre était adepte de la même déesse que la joueuse en question (qui interprétait elle aussi une prêtresse), et qu’il allait constituer le fil conducteur du scénario : puisque les PJ le cherchaient, ils n’allaient pas le trouver tout de suite. J’ai décidé que le prêtre avait disparu dans le tombeau du roi-squelette, en accompagnant un groupe d’aventuriers qui avaient tenté de détruire les squelettes en question. Au fil du récit, j’ai vite décidé que le prêtre était en fait un adepte du « côté obscur » de la divinité en question, et que c’était lui le responsable de l’éveil des squelettes : il détenait le cœur du roi-squelette et pouvait donc le soumettre à sa volonté. Il s’en servait pour massacrer peu à peu les villageois et se créer une petite armée de morts-vivants.

Bon, voilà : un donjon (avec 4 types de monstres différents seulement pour ne pas compliquer les choses), un méchant (le roi-squelette) qui est en fait manipulé par un vrai méchant (le prêtre), et une incitation à aller chercher les ennuis (« il faut qu’on retrouve ce prêtre ! »), c’est un scénario qui ne peut pas rater. Et effectivement, tout s’est déroulé tranquillement, sans jamais avoir besoin de pousser les joueurs à faire quoi que ce soit (j’étais quand même prêt à partir en impro totale, sachant que les joueurs débutants ont souvent des idées farfelues). Tout ça en mode « porte-monstre-trésor », un petit jeu auquel se prête admirablement bien ICRPG. Nous avons laissé les subtilités de roleplay de côté, ce n’était pas le but (même si je me suis bien amusé à faire un villageois un peu niais – et oui, c’est un rôle de composition, C’EST PAS NATUREL !).
Ca n’a évidemment pas empêché les joueurs de développer des choses très marrantes. Lorsque j’ai demandé à ma joueuse expérimentée quelle était sa déesse, elle m’a d’abord demandé quels étaient les dieux dans cet univers, et je lui ai répondu que rien n’était fixé, qu’elle pouvait improviser. Elle s’est donc appuyée sur le personnage de Kalinda Sharma, l’enquêteuse du cabinet d’avocats de l’excellente série The Good Wife, pour déclarer : ma déesse est Kalinda, déesse de l’investigation. Cette excellente idée nous a permis de visualiser Kalinda, mais aussi d’avoir une idée de la personnalité et du domaine d’action de la déesse. Comme j’aime beaucoup ce genre de transposition, j’ai vite improvisé un petit bout de cosmogonie autour de l’idée, en statuant que Kalinda était une déesse double : elle a un côté positif consacré à la découverte des mystères, mais aussi une facette obscure, celle de la « voleuse d’ombre », qui dissimule des choses, qui les fait disparaître. Sans aller très loin, cette improvisation de la joueuse a donné une saveur particulière au scénario, et à l’univers de jeu tout entier.

Confort de jeu

Alors, comment ça marche, tout ça ? Eh bien confortablement. ICRPG est un jeu confortable. Les règles sont simples mais révèlent rapidement leur souplesse et une considérable profondeur.
Premier atout, le niveau de difficulté constant : dans ICRPG, chaque scène se voit allouer un niveau de difficulté, qui est appliqué à toutes les tâches. C’est très très bien. Ca permet de proposer un niveau peu élevé au début, et de le faire augmenter peu à peu, par exemple pour rendre la fin du scénar plus difficile (on est simplement passé de 10 à 12 sur toute la durée du truc, et ça suffisait à rendre certaines actions ardues, puisqu’on peut imposer des actions « difficiles », avec un malus de 3). Je me suis aussi servi d’un moment de tension pour imposer un « jet de peur » (je ne me rappelle même plus ce que j’ai utilisé…). Comme la moitié des persos l’ont raté, la difficulté de la scène suivante a simplement augmenté de 1. De ce côté, c’est une belle réussite. Je me suis servi d’un gros d20 pour matérialiser la difficulté à côté du plan des lieux.
Deuxième caractéristique d’ICRPG : tout se déroule par tour. Très très important, ça : on ne joue pas « quand on veut ». Tout le jeu est découpé en tranches (de 10 secondes pour les combat, d’une heure ou d’une journée pour les voyages, de 10 minutes pour une fouille… etc.). J’attendais beaucoup de ce mécanisme, associé à la 2e règle la plus importante, celle de l’effort. Certaines tâches ont un nombre de « points de vie » : les PJ, lorsqu’ils réussissent une action, contribuent à faire baisser les PV de la tâche jusqu’à ce qu’elle soit résolue. Dans l’absolu, ça paraît artificiel, mais en réalité, ça fonctionne extrêmement bien.
Exemple concret : mes joueurs décident de fouiller la demeure du prêtre afin de trouver d’éventuels indices. Je leur dis que le temps leur est compté : ils ont deux tours de table pour fouiller la pièce (des jets de Sagesse contre la difficulté en cours, qui était de 10), sachant que cette fouille a 10 « points de vie ». Lorsqu’un joueur réussissait son jet de dé, il lançait donc son « dé d’effort de base » (un d4 pour la plupart) afin de voir combien de « points de vie » il retirait de la tâche. Il fallait donc ôter les 10 points de vie, et le joueur qui amenait les PV de la tâche à zéro obtenait un objet (pioché au hasard dans les cartes), ainsi qu’un vague indice.
Ce genre de chose fonctionne parfaitement bien. Le nombre de tours limité accroît la tension de la scène et tout le monde peut contribuer à une tâche. On lance beaucoup de dés, mais c’est un des plaisirs du jeu, et encore une fois, un plaisir tactile. Si vous n’aimez pas les dés, passez votre chemin : il y a beaucoup de jets de dés dans ICRPG, ça fait partie du truc.
Ces deux mécanismes associés m’ont vraiment facilité la vie : une fois qu’on a pris le pli, on peut facilement proposer toutes sortes de challenges intéressants basés sur ces règles. La petite variation possible sur le niveau de difficulté (+3 pour une tâche difficile, -3 pour une tâche facile) introduit un paramètre supplémentaire sans pour autant offrir une granularité artificielle. Ca fonctionne parfaitement.
Autre excellent accessoire : la banane. Mesurer les distances, ça n’a jamais été un plaisir pour moi : j’ai donc très peu joué avec des figurines, et encore moins avec des plans quadrillés. Ici, tout se mesure à la banane. Et comme nous ne jouions pas un scénario très profond, les déclarations du type « attention, tu peux courir très loin, voire dans toute la pièce, mais n’oublie pas qu’il lui suffit de parcourir deux bananes pour te sauter dessus » ou « il est à une banane : je peux me le faire » ont participé à l’atmosphère fun de la partie.
Comme le système me facilitait la tâche, j’en ai donc profité pour introduire toutes les variantes possibles : les sorts qui lâchent au bout d’un moment, le dé de berserker qui sert lorsqu’un joueur multiplie les échecs (une joueuse qui a fait une succession de très mauvais résultats au dé), les « points d’héroïsme » qui permettent d’obtenir un gros bonus sur un jet de dés, et toutes sortes de petits effets rigolos.
Je me suis également servi d’une règle optionnelle, celle qui date de la V1 et consiste, lorsqu’on trouve un sortilège ou certaines pièces d’équipement, à devoir les étudier (donc à y consacrer un temps précieux lors des tours) pour pouvoir les manier. C’était une excellente motivation pour les joueurs : dès qu’ils se trouvaient dans une situation où ils n’avaient rien de passionnant à faire, ils tentaient de déchiffrer les sorts qu’ils avaient trouvés en « lootant » les monstres. C’est un très chouette moyen de symboliser l’expérience, beaucoup plus amusant que d’allouer des points : il y a vraiment une recherche de gratification, ainsi qu’un sentiment de réussite lorsqu’on avance dans l’examen d’un sort et qu’on voit ses « points de vie » décroître.
Ce que je conclus de toutes ces petites règles, c’est qu’elles ajoutent toutes des éléments de confort à la partie. Le fameux dé de berserker est vraiment l’outil parfait pour le joueur qui a la guigne, par exemple.

Des défauts ?

Quelques-uns. Sur la petite fiche, les points de vie sont matérialisés par des cœurs, chaque cœur valant 10 PV. Mes joueurs ont eu énormément de mal à comprendre qu’un PV n’était pas un cœur… Bon, c’est juste une question de visuel.
Les notions d’effort de base, d’effort magique et d’effort d’armes n’étaient pas faciles à assimiler pour des joueurs complètement débutants. Là, c’est vraiment parce que je me suis compliqué la tâche en faisant de l’initiation, et je pense qu’à la deuxième partie, ça ne se sentira plus.
Les dégâts à mains nues sont ridicules et il n’y a pas de classe de moine. Bon, il va falloir bidouiller ça pour ma joueuse prêtresse qui a roleplayé à fond et a refusé d’utiliser des armes, même au moment où le fait de n’utiliser que les poings la mettait en fâcheuse posture. Cela dit, créer une classe spéciale et plus performante ne devrait pas être bien difficile.

Concluance

Le système fonctionne très bien, et l’idée du découpage permanent en tours de jeu est brillante. Le système « d’expérience » me plaît énormément, et en particulier la nécessité de « travailler » pour obtenir certains pouvoirs supplémentaires. L’aspect aléatoire du butin est enthousiasmant : on a très envie d’aller piocher de nouvelles cartes, d’obtenir des accessoires et des sorts inédits. Bon, il faut se satisfaire de ce qu’on obtient, certes, mais les objets ordinaires sont déjà très costauds. En outre, il existe des tables de butin diverses et variées : butin miteux, butin épique, et même butin étrange (dans le supplément Moldy Codex susnommé). Bien sûr, tout ça n’est pas très roleplay : on reste dans une logique d’efficacité, très fonctionnelle dans une partie de dungeon crawling, mais qui ne se prêtera pas à des intrigues intimistes par exemple…
Encore que.
Le système de base est brut de décoffrage, et le principal problème réside sans doute dans le peu de variété des classes de personnages. Mais je suis persuadé qu’il ne doit pas être bien sorcier de créer des classes, des objets, des aptitudes et des sorts inédits. Le système d’effort brille particulièrement hors des combats : scènes de fouille, tentatives de persuasion, etc. Créer une variante ne demande pas tant d’efforts, et les règles pourraient se prêter à des atmosphères diverses. Par exemple, la règle d’effort permet de gérer efficacement de longues tâches communes (et tient donc lieu de système de coopération, entre autres effets) : on pourrait très certainement faire un beau scénario de « casse du siècle » avec ce système.
Bref : je pensais déjà énormément de bien d’ICRPG, et cette partie d’essai m’a définitivement convaincu. Les mécanismes inédits fonctionnent parfaitement et apportent vraiment quelque chose à la partie. Tout reste simple et clair, et arbitrer les zones d’ombre du jeu ne nécessite presque aucun effort. En outre, finalement, les mécanismes de base sont suffisamment simples et amusant pour qu’on ait envie d’en improviser d’autres. Par exemple, une joueuse qui n’avait rien à faire à son tour de jeu d’une heure m’a dit qu’elle s’entraînait au tir à l’arc. Je lui ai donc octroyé un “point d’héroïsme” (donc un bonus de 1d12) à utiliser lors d’un tir. Plus tard, nous avons improvisé des règles de chute, de coups visés, etc. Beaucoup de liberté, des mécanismes malins : ICRPG se place sans difficulté dans mon panthéon des JDR FFF : futé, fun, froumsky.
Non, je n’ai aucune idée de ce que froumsky veut dire.