Je ne souhaite pas hiérarchiser les jeux qui m’ont marqué, ni les classer par ordre chronologique. Apocalypse World compte parmi les derniers jeux à m’avoir réellement poussé à adopter une façon de maîtriser et de jouer différente, c’est l’essentiel.

Il y a des périodes dans la vie d’un vieux rôliste où on cesse de jouer, des sortes de “traversée du désert”. On s’intéresse de loin au “milieu” (un tout petit milieu), on voit paraître des jeux plus ou moins inspirés, mais on a l’impression d’avoir déjà tout vu et tout fait, ou du moins d’avoir besoin d’un break. On s’est enfermé dans une sorte de routine pas désagréable, mais pas indispensable non plus. Chaque fois qu’on ouvre un nouveau bouquin, au bout de dix pages, on se dit : “ok. Been there, done that.” (Enfin, ça, c’est quand on est anglophone. Vous pouvez vous contenter de pousser un petit bruit à mi-chemin entre le pet buccal et le geignement.) On n’achète plus de nouveaux dés.

Un jour, on a envie d’apprendre à jouer du banjo.

Pendant une longue période, j’ai pris du recul sur le monde du JDR en général. L’envie de jouer n’était tout simplement plus là. Ou plutôt : le besoin de jouer avait disparu. Toutes mes parties de JDR ressemblaient à des rediffusions à la télé : on regarde le film ou la série avec une certaine affection, mais il faut se forcer un petit peu pour éprouver une réelle émotion présente plutôt que de chercher à reproduire celle qu’on avait ressentie la première fois devant l’oeuvre en question. On se dit que si on manque la fin, ça ne sera pas bien grave. On part pisser pendant la scène d’action.

Mais on s’intéresse quand même, de loin, à ce qui sort. Une passion de jeunesse reste une passion : il n’en faut parfois pas beaucoup pour la ranimer.

J’avais beaucoup entendu parler d’Apocalypse World, souvent présenté comme un jeu “narratif” voire “narrativiste”. Le concept m’intéressait, parce que raconter une histoire compte davantage pour moi que de “résoudre une intrigue” ou même “remporter une victoire au combat” (même si c’est plus sympa de gagner que de perdre, évidemment). Je ne me suis jamais senti réellement concerné par le schisme entre “narrativisme” et… ben, et je sais pas quoi, vu que jouer à un jeu de rôle sans “narrer” une histoire, ça me paraît assez difficile. Je ne suis pas fan de simulation excessive dans la mesure où les règles complexes me rebutent, parce que j’ai du mal à les mettre toutes en oeuvre simultanément. Cela dit, si un bon MJ s’en occupe, ça ne me dérange absolument pas de jouer à sa table, mais il ne faut pas compter sur moi pour les subtilités. Pourtant, tel que les critiques le présentaient, Apocalypse World semblait innover dans ses mécanismes de narration, et même si je me méfiais de la hype, j’ai fini par tenter le coup.

Quelle horreur.

Le bouquin d’AW (j’abrège à partir de maintenant) est un cauchemar de pédagogue : il faut l’avoir lu en entier une fois pour réellement tout comprendre lors d’une seconde lecture. Le mieux, c’est peut-être de regarder des gens y jouer avant, ou de faire une partie avec un MJ qui le connaît. Sinon, la lecture des règles est extrêmement pénible. On a l’impression que tout est présenté à l’envers, les complexités avant les principes généraux, dans un jargon exclusivement technique, sans guère de substance narrative sur laquelle s’appuyer pour souffler. Si l’on ajoute un ton particulier, un univers pas forcément jouasse, on obtient un jeu franchement ingrat et difficile à aimer au premier coup d’oeil.

Une fois dissipée cette impression, on se penche sur ce qui a bien pu séduire tous les fans du jeu. J’en ai déjà parlé en long, en large et en travers dans mon article sur un jeu utilisant le même système, Night Witches, donc je ne vais pas m’étendre sur ce qui fait l’intérêt d’AW pour les joueurs. C’est également dans sa façon d’aborder la mission du maître de jeu qu’AW tranche avec la totalité de la production rôlistique qui l’a précédé.

Le rôliste moyen a pu se fader d’innombrables pensums consacrés à “l’art du conteur” (l’expression consacrée par les innombrables bouquins parus dans les gammes du monde des ténèbres chez White Wolf, qui ont toutes pour sujet de redoutables monstres de la pop-culture : Vampire, Loup-Garou, Changelin, Inspecteur des impôts, etc.), qui l’incitaient à “susciter l’émerveillement”, à “toujours se renouveler”, à “consulter les joueurs”, à “se fier à son instinct” ou encore à “puiser son inspiration dans vos oeuvres de fiction préférées”.

On peut assez facilement résumer les milliers de pages de conseils en question en une seule phrase : “démerdez-vous.”

AW se démarque radicalement en commençant par dire au MJ : tu es comme les joueurs, tu n’as droit qu’à un certain nombre de manoeuvres précises. Un nombre limité. En voici la liste exhaustive. Il n’y en a pas d’autre. Tu ne peux faire que ça.

La liste en question est curieusement libératrice. Chaque fois que vous êtes coincé dans un scénario, vous pouvez vous y référer, et vous tomberez à coup sûr sur une manoeuvre possible qui vous permettra soit de sortir immédiatement de l’impasse soit de gagner du temps sans en faire perdre aux joueurs. C’est une liste magique. J’en parlerai peut-être plus en détail dans un autre post, parce que le but aujourd’hui n’est pas d’analyser cet aspect du jeu.

Le but, c’est de dire combien la lecture d’AW a changé ma façon d’envisager les parties. Tout ce que je faisais instinctivement en tant que MJ était formalisé ici, classé, organisé pour former une méthode infaillible, un système mécanique pour improviser des intrigues. Une sorte de “recette d’improvisation” qui ne permet certes pas de créer à chaque partie un scénario inoubliable, mais qui en générera un de temps en temps. Et qui vous aidera à ne pas vous emmerder entre ces coups de génie.

Vous remarquerez peut-être que j’ai écrit “a changé ma façon d’envisager les parties”. AW n’a pas changé ma façon de jouer ni de maîtriser. Ce jeu m’a simplement permis de mettre des mots sur certains réflexes de MJ, d’organiser ma façon de faire selon une structure, de formaliser quelque chose qui tenait du don inné pour tendre vers la technique, vers une forme d’artisanat codifié.

Je connais des rôlistes, des MJ, qui improvisent naturellement. C’est inné, chez eux. C’est mon cas également. Je ne dis pas que mes improvisations sont formidables, mais aucune foule en colère ne m’a encore jeté des pierres pour cause de scénario merdissime. Ca ne signifie pas pour autant qu’un MJ qui ne sait pas spontanément improviser n’en sera jamais capable. C’est une technique qui s’apprend, qui se travaille et qui se développe.

Et c’est, pour moi, la vraie révolution d’AW. Ca n’a strictement rien à voir avec le “narrativisme”, un concept complètement artificiel. C’est une méthode pour articuler de façon mécanique la génération d’un récit. Une structure de base qui ne se contente jamais de vous dire : “là, on se fait chier, il faudrait faire quelque chose, mais vous avez le droit de faire tout ce que vous voulez, vous êtes libre, c’est du jidéhaire”. Non, AW vous dit plutôt : “vous n’avez le choix qu’entre les options que je vous donne. Les voici. Vous allez en choisir une, et ensuite je vous dirai quoi faire.”

Je ne peux pas l’expliquer autrement que par une image. Imaginez que vous ayez envie de dessiner quelque chose. Vous n’avez pas d’inspiration, rien. Le prof de dessin standard arrive, vous pose une feuille blanche sous le nez et vous dit : “vas-y, tu es libre, laisse parler ton imagination.” Le prof de dessin façon AW pose devant vous une feuille quadrillée et annonce : “dessine une maison, c’est un carré de quatre par quatre avec un triangle dessus pour le toit. Après, tu décores comme tu veux, mon biquet.”

Car AW vous appelle “mon biquet”, en tout cas, dans mon coeur, ça marche comme ça.