I sacrificed everythng

Je viens de passer quelques semaines que je n’hésiterai pas à qualifier de difficiles. J’arrive au terme d’une entreprise qui m’a coûté beaucoup d’efforts, et j’ignore encore ce qu’il en ressortira, mais ça fait bien deux mois que je n’ai même plus partagé de vidéos d’ours qui pètent ou de chatons qui jouent avec des spaghettis sur Facebook. J’ai l’impression d’avoir obéi au credo sur lequel est basé le second (et excellent) trailer du jeu dont la traduction s’achève en ce moment même par mon ultime relecture :

« Sacrifie tout. »

La question qui se pose à présent est la suivante : est-ce que ça en valait la peine ?

J’espère que oui.

Fun fact : à l’heure où j’ai écrit ces lignes, le fichier du texte du Tome 1 de Degenesis, avec son million de signes, pesait 666 Ko.

Des gènes hésitent…

Montrez quelques pages de Degenesis à n’importe quel rôliste (même s’il ne s’agit pas de celles où on voit des zigounettes ou des roploplos) et il devrait réagir conformément à ses gènes en s’écriant : « c’est une tuerie » sans la moindre hésitation. Degenesis est un beau jeu, et si beaucoup comparent les visuels à « ceux des jeux vidéo », ça n’a rien de péjoratif, bien au contraire.

Ceux-là sont d’ailleurs dans le vrai : les armes qui apparaissent dans les pages des deux gros volumes (plus de 700 pages au total) ont été modélisées en 3D pour pouvoir être présentées sous toutes les coutures. Ce souci du détail, de l’authenticité, transparaît dans l’ensemble du jeu. L’univers de jeu transpire dans chaque illustration, chaque détail. Des incroyables costumes aux abominables difformités des Aberrants, ces créatures torturées qui augurent d’un avenir bien sombre pour notre espèce, il se dégage une formidable cohérence graphique. Les symboles et les sens cachés abondent, et on ne s’étonne pas d’apprendre qu’il existe en Allemagne une communauté enthousiaste de rôlistes ayant organisé des grandeurs nature (marrant, que ça s’appelle pas des grandeur-naturistes, ces gens-là, quand même…) consacrés au jeu : chaque dessin de personnage en pied est un vibrant appel au cosplayeur qui sommeille en chaque rôliste.

Mais le visuel, ça ne veut rien dire. N’est-ce pas ?

Permettez-moi d’exprimer une opinion différente, ou au moins nuancée. Je suis assez partisan de l’adage : « on ne juge pas de la qualité d’un livre à sa couverture ».

Sauf, parfois, lorsqu’il s’agit d’un jeu de rôle. Dans le cas de Degenesis, le soin apporté aux images n’est pas un gadget, tant s’en faut : les illustrations ne se contentent pas d’exprimer certains aspects de l’univers, leur densité (en termes de détails, d’expressions, de construction) permet d’en découvrir des pans entiers sans lire une ligne.

enfant

Séquence émotion.

Cette intuition, nous l’avons eue chez Edge en lisant la première plaquette de présentation consacrée au jeu. Le texte, bref mais riche, décrivait un univers post-apocalyptique somme toute assez standard. Mais les illustrations que les auteurs avaient posées dessus témoignaient d’une originalité flagrante.

Dense, macabre

Mais on ne peut pas se contenter de regarder les images, évidemment. La première exploration du texte de background laisse un sentiment vertigineux.

On a affaire à un background dense, présenté en blocs énormes et compacts. Les informations abondent, et l’immersion est si brutale qu’on risque la noyade : il y a énormément à découvrir, car l’univers de Degenesis présente beaucoup d’aspects uniques. Il s’en dégage une personnalité qui séduit au premier coup d’œil.

Les auteurs se sont donné les moyens de leurs ambitions en produisant un univers adulte. L’horreur de Degenesis n’est pas indicible, elle s’exhibe sans fard, croisant vers des rivages où peu de JDR osent ne serait-ce que s’attarder un instant. Les « mutants » de Degenesis ne sont pas des créatures pathétiques et pourchassées par une humanité victorieuse, ni des menaces indistinctes et incompréhensibles : ce sont des êtres obéissant à une sorte de conscience planétaire, le collectif des chakra terrestres, et d’innombrables thèmes écologiques peuvent être développés autour d’eux.

Le premier trailer du jeu faisait la part belle aux pouvoirs psychiques des Aberrants. Des visages défigurés aux corps boursouflés de tumeurs ou obèses, on a affaire à une galerie de freaks à la fois effroyable et délicieuse. Ces monstres, surnommés « Psychonautes » ou « Aberrants », incarnent les forces destructrices de la planète et de l’au-delà : ils viennent changer la donne dans un monde naguère trop carré, trop rigide. Ils ne se contentent pas d’être des mutants, ils sont la mutation, la métamorphose faite chair. Et les effets de leurs pouvoirs sont troublants : séduction des masses au moyen de phéromones, diffraction de la réalité, capacité de se trouver simultanément à plusieurs points de la trame du temps… Accompagnés de nuées de vermines, ils prennent naturellement des aspects bibliques…

Dangereux et fascinants, les Psychonautes et les phénomènes qui les accompagnent constituent le pan horrifique de l’univers de Degenesis. Vous reprendrez bien un peu de Thanatos avec votre Éros ?

brigitte

Jeu culte ?

L’Europe et l’Afrique recomposées de Degenesis présentent également un visage géopolitique complexe : la France ravagée et soumise aux Psychonautes (la Franka), l’Afrique triomphante et conquérante, la Pologne (Pollen) sauvage… Chaque personnage du jeu est avant tout issu d’une des sept cultures, qui va définir bon nombre de ses caractéristiques et bien sûr, de ses préjugés. Il doit également choisir un des treize « cultes », les factions qui cohabitent avec plus ou moins de bonheur dans ce monde impitoyable.

L’éventail de cultes, de cultures (et aussi de concepts, chaque personnage étant associé à une carte du tarot de ce monde : le Créateur, le Mentor, le Profanateur, etc.) permet d’obtenir des personnages extrêmement variés et originaux. En ce qui me concerne, ce sont les cultes qui m’ont séduit. Ils recouvrent un tel éventail de possibilités qu’on a du mal à choisir : les Ferrailleurs façon Mad Max qui écument les ruines pour retrouver les artefacts d’antan, les Jehammétans qui ont adopté une religion proche des religions historiques du Livre, les Chroniqueurs technophiles, les hédonistes Apocalyptiques, les Néolibyiens pour qui tout a un prix en dinars…

Les niveaux technologiques les plus disparates se mélangent, sans pour autant donner lieu à un gloubi-boulga indigeste : comme dans tout bon jeu « à clans » depuis Vampire, il existe des alliances, des trêves, des querelles larvées… Bref : d’innombrables scénarios en puissance pour un MJ industrieux.

cultes

Un visuel piqué sur le site hybrispagnol de Edge.

Ami MJ, retrousse-toi les manches !

Car tu n’auras pas la tâche facile. Déjà, pour expliquer tous les tenants et les aboutissants de ce monde très très dense, mais aussi pour en capter toutes les subtilités. On ne lit pas le background de Degenesis à dose homéopathique : là, on est manifestement dans un cas où il faut avoir compulsé la totalité du texte pour avoir une véritable vue d’ensemble de l’univers.

Je recommande au MJ débutant de lire le chapitre 1, puis de passer directement au chapitre 3 consacré aux Cultes. Le chapitre 2, qui explore les nations une à une, comporte tellement de référence à ces derniers qu’il devient parfois difficile de s’y retrouver parmi toutes ces informations. Quant au chapitre final du premier livre, consacré à l’histoire, il dévoile nombre de mystères qu’il vaut mieux ne pas évoquer dans cet article, pour laisser aux joueurs le plaisir de les découvrir.

Il y a donc beaucoup à voir et à explorer, mais encore faut-il disposer des bons instruments pour le faire…

Dans les règles, de l’art

« Un système de jeu simple mais pas simpliste… »

Je ne sais pas vous, mais moi je sais ce que ça signifie dans 99% des cas : tout ça va être fun jusqu’au premier combat… où quelqu’un va mourir. Les systèmes les plus simples suscitent souvent des taux de mortalité assez spectaculaires, et j’ai l’intuition que c’est le cas pour celui de Degenesis…froidauxyeux

Le principe de base est limpide : pour chaque action, on additionne un attribut et une compétence, qui nous donnent un nombre de dés à six faces à lancer. Chaque dé affichant plus de 3 est une réussite. La difficulté est exprimée par le MJ en nombre de réussites nécessaires. Les 6 obtenus sont des « déclencheurs », qui serviront à obtenir des effets particuliers ou des bonus aux actions (mais on n’en tient compte que si l’action est déjà réussie) : ce sont eux qui déterminent si l’action est réussie de façon spectaculaire.

La fiche comporte une bonne quantité de compétences, qui retranscrivent bien la richesse de l’univers de jeu : on peut donc s’attendre à ce que chaque action puisse être résolue par diverses combinaisons, ce qui est très prometteur (les joueurs ne seront pas coincés et devront faire preuve de créativité pour tirer profit de leurs compétences et capacités). Difficile de se prononcer sans avoir testé, mais on tient en tout cas un système qui va être expliqué aux joueurs en deux temps trois mouvements… Le joker des joueurs est ici représenté par les points d’Ego. Evidemment, l’appartenance aux cultes octroie des talents spéciaux qui dépendent du rang.

Rien de transcendant dans les règles de Degenesis, hormis peut-être l’opposition entre les pulsions et l’intellect, mais on reste plutôt dans le cas d’un système efficace… et j’avoue que j’aime bien ça. Il faudra sans doute longtemps au MJ pour expliquer l’univers de Degenesis, mais en cinq minutes, il aura réussi à faire comprendre à ses joueurs l’essentiel du système.

Faire campagne

L’évolution des personnages donne elle aussi lieu à des mécaniques intéressantes. En effet, chaque personnage va non seulement progresser en améliorant ses compétences, mais cela va lui permettre de grimper les échelons hiérarchiques de son culte. Une fois promu, il accédera à des responsabilités supérieures, à du matériel plus pointu… mais également à certains secrets.

Car le monde de Degenesis regorge de secrets. Heureusement, nombre d’entre eux sont déjà explicités dans les livres de base, même s’il y a encore une certaine marge de manœuvre pour le MJ… Quoi qu’il en soit, en gravissant les échelons de la hiérarchie de son culte, un personnage va s’immerger de plus en plus dans l’univers de jeu : c’est une mécanique narrative intéressante, d’autant que certains cultes disposent d’informations vraiment cruciales…

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Le point de vue du traducteur

Mon point de vue est naturellement un peu biaisé, puisque j’ai participé à la traduction de Degenesis. Et honnêtement… on en a bavé. Lardé de citations bibliques et parfois tordues, le texte fait la part belle au mysticisme, aux envolées lyriques… Les descriptions frôlent parfois l’impressionnisme et laissent planer le doute sur de nombreuses facettes du monde de Degenesis. Si j’ai un regret à exprimer quant à la forme du jeu, c’est d’ailleurs l’absence de carte (dans les ouvrages dont nous avons disposé jusqu’ici en tout cas), mais on peut trouver sans difficulté de quoi pallier le problème sur internet.

J’ai eu l’immense plaisir de travailler avec un trio de traducteurs très impliqués (et talentueux !) : Yohann Delalande, Julien Drouet (mon jumeau maléfique… ou bienveillant) et Marianne Feraud. Nous avons également bénéficié de l’aide inestimable de Sabine Schütte, qui nous a aidés à reprendre le texte allemand (puisque nous traduisions à partir de la version anglaise) pour éclairer certains points, et de l’équipe d’origine du jeu, dont Marko Djurdjevic et Adrian Fekete, qui ont été d’une disponibilité exemplaire.

Quand j’en aurai terminé avec cette relecture (car il me reste à repasser une dernière fois le texte au peigne fin), je laisserai reposer l’univers de Degenesis un moment avant d’y retourner. Là, je me sens un peu comme un Psychonaute du Cratère de la Traduction en pleine diffraction du continuum espace-linguistique.

Mais j’ai l’impression qu’on tient un sacré bon jeu.